Revue de presse

"Je n’ai pas l’impression d’égorger quelqu’un avec un feutre" (Le Monde, 21 sept. 12)

23 septembre 2012

"Ce n’est pas encore Fort Chabrol, mais ça y ressemble presque. Mercredi 19 septembre, un car de CRS campe devant les locaux qui abritent Charlie Hebdo, au quatrième étage d’un immeuble moderne, près de la porte de Bagnolet à Paris. Curieux comité d’accueil devant un journal qui se moque régulièrement des forces de l’ordre. A l’entrée, trois policiers en civil vérifient l’identité des visiteurs.

Le jeune homme qui tient d’ordinaire la réception s’est transformé en attaché de presse. Tel un aiguilleur, il oriente les journalistes du monde entier qui téléphonent ou débarquent chez Charlie. Il distribue des Post-it violets à toute la rédaction avec des annotations, des rendez-vous. "Il y a une journaliste de la télé israélienne qui veut t’interviewer par Skype, dit-il à Charb, l’entretien peut se faire en français." Le directeur de la publication de Charlie Hebdo est fatigué. Il a dormi trois heures cette nuit. Charb est préposé à répondre aux journalistes qui défilent depuis le matin dans la grande salle où se tient tous les mercredis la conférence de rédaction. "Personne ne veut répondre aux journalistes, ça fait chier tout le monde. Je suis le seul à le faire et je prends du retard dans le boulot", grommelle-t-il.

Il le fait quand même car il ne veut pas qu’on raconte "n’importe quoi". S’il y a bien une expression qu’il ne supporte plus, c’est "jeter de l’huile sur le feu". Il en veut surtout aux politiques. A Laurent Fabius et Jean-Marc Ayrault, qui ont trouvé que le journal allait trop loin. A Rama Yade qui a parlé de "la ’une’ de trop". "L’emballement médiatique est dû à la réaction du gouvernement. Tous ces gens qui s’indignent sans nous avoir lus, j’ai juste envie de leur péter la gueule."

Au passage, Charb rappelle que M. Hollande était venu témoigner en faveur de Charlie Hebdo au procès des caricatures, en 2007. Le réceptionniste-attaché de presse passe une tête. C’est une télé canadienne qui voudrait une interview pour ce soir. "Pas possible, répond Charb, je suis déjà pris à cette heure-là."

Charlie Hebdo prétend ne pas avoir voulu faire un coup éditorial en publiant ses caricatures du Prophète. L’hebdomadaire voulait simplement réagir à l’actualité, celle d’un film islamophobe, L’innocence des musulmans, qui déclenche de sanglantes manifestations dans le monde musulman. "Lundi soir, la préfecture de police de Paris nous a appelés après le bouclage pour savoir si nous avions représenté le prophète Mahomet, se souvient Charb. Nous leur avons envoyé la "une" et la dernière page." Charlie a ensuite transmis la "une" par e-mail à quelques journalistes, comme il le fait à chaque fois. Et le buzz a commencé sur les réseaux sociaux.

"Ces emballements ont toujours lieu à propos de la même religion, se désole Charb. On prépare le 1058e numéro de Charlie. Il n’y a que trois "une" qui ont fait scandale, toujours sur l’islam. On peut représenter le pape en train d’enculer une taupe, il n’y a aucune réaction. Au pire un procès."

Faut-il continuer à se moquer de la religion musulmane ? Pour l’hebdomadaire satirique, la réponse est oui, sans hésitation. "Il faut continuer jusqu’à ce que l’islam soit aussi banalisé que le catholicisme", assène Charb avec l’assurance d’un prédicateur. "Nous avons brisé les deux tabous que sont Eros et Thanatos, mais il reste celui des religions", affirme le dessinateur Luz. "Si on dit aux religions : "Vous êtes intouchables", on est foutus", renchérit Gérard Biard, rédacteur en chef.

S’il est un sujet qui cimente la rédaction, c’est bien celui de l’anticléricalisme. "L’attaque contre toutes les religions, c’est ce qui constitue notre identité, constate Gérard Biard. La rédaction comprend des anarchistes, des écolos, des communistes, des trotskystes, des socialos. Mais on est tous d’accord sur le fait religieux. Et je pense que nous sommes tous athées."

A l’élection présidentielle, un scrutin avait été organisé dans la rédaction. Jean-Luc Mélenchon était arrivé en tête, suivi par François Hollande. "Difficile de dire qu’il y a une ligne à Charlie Hebdo. Nous sommes le journal de la gauche plurielle, étendue à l’extrême gauche", résume Charb.

Charlie a pourtant connu des divisions dans le passé. Le départ de Philippe Val, ancien directeur de la publication nommé patron de France Inter en 2009, a laissé des traces. Charb n’a plus aucun contact avec lui. "C’est la vitesse de son évolution qui m’a surpris. Je l’ai connu donnant des concerts pour la Fédération anarchiste et ensuite ami de Sarkozy..." Pourtant, même à l’époque de Philippe Val, où les débats étaient parfois houleux, la publication des caricatures de Mahomet en 2006 n’a soulevé aucune discussion.

Aujourd’hui, les débats les plus vifs en comité de rédaction portent sur l’abolition de la prostitution ou la légalisation des drogues. Charb assure que l’islam n’est pas l’obsession de Charlie Hebdo. Il en veut pour témoins les récentes "unes" affichées à côté de son bureau, qui se moquent de l’ancien président de la République. "Si nous avons eu une obsession au cours de cette année 2012, c’est plutôt Sarkozy..."

Depuis l’incendie des locaux de l’hebdomadaire en 2011, le dessinateur et plusieurs de ses collègues ont dû s’habituer à la présence de policiers à leurs côtés. "En un an, on a épuisé une vingtaine de gardes du corps", s’amuse-t-il. Avec ses lunettes de myope et son T-shirt rayé, le directeur de Charlie traîne un air d’adolescent attardé. Pourtant, c’est crânement qu’il déclare n’avoir pas peur d’éventuelles représailles. "Je n’ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. C’est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux."

Les représailles ont déjà commencé. Le site de Charlie a été piraté. Une plainte a été déposée au parquet de Paris pour "provocation à la haine". Elle émane d’une organisation nommée Association syrienne pour la liberté. Dans la grande salle, le réceptionniste surgit, comme mû par un ressort : "Il y a Sky News et Fox qui veulent t’interroger !" Charb affirme qu’il craint plus une grève chez Presstalis, qui mettrait en péril les finances du journal, que les menaces des intégristes. Car l’équilibre de Charlie est toujours précaire. "Il faut qu’on vende chaque semaine au moins 30 000 exemplaires en kiosques pour s’en sortir. On n’est pas très nombreux, on abat un boulot de dingues. Je gagne 3 500 euros net par mois, le salaire le plus élevé du journal." Le journal diffuse en moyenne 60 000 exemplaires.

Pour le numéro sur l’islam, l’hebdomadaire n’a tiré que 75 000 exemplaires. Face à l’ampleur de la demande, il en tirera 70 000 de plus vendredi, mais pas davantage car il n’y a pas assez de papier en stock.

Riss, dessinateur et directeur de la rédaction, évoque la "philosophie de la vie", qui anime le journal. Lui, c’est le beau gosse de la rédaction : grand, brun, les yeux bleus, la chemise blanche ouverte. Il résume ainsi sa philosophie : "On n’a pas envie d’avoir peur, mais de se marrer, de prendre la vie avec légèreté. On essaie juste de faire un truc rigolo. L’humour est un langage que les intégristes ne comprennent pas. Eux s’appuient sur la peur." Il évoque son travail de dessinateur, où le plus dur n’est pas de prendre les crayons et de tracer un dessin, mais de trouver des bonnes idées.

L’inspiration lui vient plutôt le soir. "Face à la frilosité ambiante, notre crainte est d’être trop prudents, trop raisonnables." Il fait une pause et il ajoute : "Peut-être sommes-nous inconscients..." Charb se défend de provoquer des violences avec ses dessins. "Je n’ai pas l’impression d’égorger quelqu’un avec un feutre. Je ne mets pas de vies en danger. Quand les activistes ont besoin d’un prétexte pour justifier leur violence, ils le trouvent toujours." Dans le hall d’entrée, le jeune homme de la réception, polyglotte, discute au téléphone en espagnol avec un correspondant d’El Pais."

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