Revue de pressse

Inde : “Bilan mitigé de 90 ans de discrimination positive” (Le Monde, 26 jan. 08)

janvier 2008

"Les réformateurs indiens sont allés très loin dans la politique des quotas d’emplois réservés aux castes les plus défavorisées, mais la dévalorisation du mérite qui en résulte est un handicap.

A l’heure où le concept de "diversité" trouve un écho croissant en France (y compris auprès du président Nicolas Sarkozy, en visite à New Delhi les 25 et 26 janvier), dans le sillage des formules "multiculturelles" déjà explorées dans d’autres pays occidentaux, l’expérience unique de l’Inde en matière de discrimination positive est riche d’enseignements. Car l’Inde est pionnière sur ce terrain. Non seulement son chantier est le plus ancien au monde, mais il est surtout le plus radical.

Pays aux fractures - religieuses et sociales - vertigineuses, l’Inde moderne, coloniale comme postcoloniale, a été condamnée à penser très tôt la "diversité" et l’"inégalité" de ses composantes tout en s’efforçant de les articuler avec l’unité du tout. L’exercice a façonné l’art de gouverner chez des générations entières de dirigeants. Si l’hypothèque de la césure religieuse a été (partiellement) levée avec la partition de 1947, qui vit la naissance d’un Pakistan rival l’amputant de son héritage musulman, l’Inde indépendante n’a ensuite cessé d’être irritée, voire déchirée, par un autre type d’hétérogénéité : la caste, source d’inégalités sociales. Les réformateurs indiens sont allés si loin dans la politique des quotas alloués aux groupes les plus défavorisés pour les arracher à leurs handicaps que l’affaire a fini par devenir politiquement anxiogène. A intervalles réguliers, partisans et adversaires de la "castification" de la politique s’affrontent dans un grand fracas rhétorique, parfois assorti d’émeutes de rue.

Cette affirmative action à la mode indienne a commencé à l’aube du XXe siècle à l’initiative de souverains de certains Etats princiers (Kolhapur, Mysore) du sud de l’empire. L’administration coloniale britannique l’a ensuite systématisée à un niveau plus global en se penchant plus particulièrement sur le sort des intouchables, que le jargon administratif appelle scheduled castes ("castes répertoriées").

Au lendemain de l’indépendance de 1947, le Parti du Congrès de Gandhi et de Nehru adopte une attitude ambiguë à l’égard de ces politiques de promotion fondées sur la caste. Son idéologie progressiste l’amène à inscrire dans la Constitution de 1950 la nécessité de "promouvoir" les intérêts de "sections les plus faibles de la population". En vertu de ce principe, les intouchables et les tribus (communautés aborigènes montagnardes) bénéficient de quotas respectivement de 15 % et 7,5 % dans trois domaines précis : les emplois dans l’administration, la représentation parlementaire et l’éducation.

Mais les dirigeants du Congrès sont réticents à aller plus loin. D’abord parce que leur nationalisme est réfractaire à la notion de caste, perçue comme un facteur de division du pays. Ensuite parce que cette élite politique, issue principalement des couches brahmanes, trahit un conservatisme social prononcé. Aussi les différents gouvernements dirigés par le Congrès rejettent-ils les recommandations de deux commissions (Kalelkar en 1953 et Mandal en 1980) suggérant d’élargir le bénéfice des quotas aux castes intermédiaires, correspondant à l’ordre "shudra" dans la hiérarchie socio-religieuse hindoue et que le vocable administratif appelle other backward classes (OBC, "autres classes arriérées").

C’est un combat d’arrière-garde. En 1990, le gouvernement de V.P. Singh, issu de la coalition Janata Dal, exhume de l’oubli le rapport de la commission Mandal et décide de réserver 27 % des postes de l’administration aux OBC. Les passions s’enflamment et les étudiants brahmanes, inquiets pour leurs débouchés professionnels, descendent dans la rue.

La percée des OBC semble toutefois inéluctable. Au point que le Parti du Congrès, revenu au pouvoir en 2004, envisage maintenant d’approfondir l’expérience en accordant des quotas aux OBC sur un nouveau terrain - l’enseignement supérieur -, voire en ouvrant cette politique de discrimination positive aux minorités religieuses (musulmans, chrétiens). La pression monte également pour que le secteur privé, et non plus seulement le secteur public, soit aussi un champ d’application des quotas. En réaction, un mouvement "antiquotas" s’agite et s’alarme bruyamment : la dévalorisation du mérite individuel, selon ces critiques, va entraver l’émergence de l’Inde sur la scène globale. L’affaire redevient anxiogène.


Chronologie
1919. L’administration coloniale britannique réserve aux intouchables des quotas de sièges dans les assemblées locales.
1947. Indépendance de l’Inde.
1950. Adoption de la Constitution réservant aux intouchables et aux tribus respectivement 15 % et 7,5 % des postes dans l’administration, les assemblées nationale et locales, et l’éducation.
1963. Jugement de la Cour suprême fixant à 50 % la limite des quotas réservés aux basses castes.
1990. Le premier ministre V.P. Singh décide d’élargir aux shudras, castes intermédiaires, le bénéfice de la discrimination positive. 27 % des emplois publics leur sont réservés."

“Bilan mitigé de 90 ans de discrimination positive”.


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