Revue de presse

G. Chevrier : "Pourra-t-on un jour restreindre les manifestations religieuses dans l’entreprise ?" (atlantico.fr , 22 juil. 16)

Guylain Chevrier, Docteur en histoire, ancien membre de la mission laïcité au Haut conseil à l’intégration (2010-2013). 23 juillet 2016

"Deux décisions de la Cour de justice de l’Union européenne sont attendues sur ce sujet, alors que la loi El Khomri vient d’être adoptée avec un article qui prévoit de donner la possibilité aux employeurs d’imposer la neutralité dans l’entreprise.

Trois événements récents viennent interroger de façon nouvelle la question de savoir si l’on peut interdire les signes ostensibles d’appartenance religieuse dans l’entreprise.

Tout d’abord, il y a deux affaires, l’une belge, l’autre française, concernant deux licenciements de femmes en raison de leur refus d’enlever leur voile dans le cadre de leur activité salariée. Elles ont été mises devant la Cour de justice de l’Union Européenne, qui est censée faire respecter le droit communautaire par les Etats membres. Il y a deux conclusions d’avocates générales de la Cour de justice de l’UE, rendues dans ces deux affaires concomitantes. Il se trouve que ces conclusions s’opposent sur le fond. La première avance la possibilité de restreindre les signes religieux ostensibles dans l’entreprise au nom du principe de neutralité, selon certaines conditions précises, la seconde considère que cela constituerait une discrimination directe. Il y aussi dans le cadre du vote de la loi El Khomri d’hier (21/07/2016) un article (chapitre I er, article 2) qui prévoit la possibilité pour un employeur d’introduire dans le règlement intérieur de l’entreprise (qui définit les exigences du contrat de travail) le principe de neutralité permettant de restreindre sous certaines conditions la manifestation des convictions individuelles des salariés.

Sur le fond

Rappelons tout d’abord que la liberté de conviction et de croyance est totale et garantie, entre autres en France, par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (texte de portée constitutionnelle depuis 1973) qui stipule : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble par l’ordre public établi par la loi. » L’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme stipule lui que : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé (…) et que cette liberté ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires (…) à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Ainsi, si la liberté de conviction et de croyance est totale, il en va tout autrement des signes par lesquels on manifeste une appartenance religieuse de façon plus ou moins ostensible, qui peuvent être l’objet de restriction. D’ailleurs, les notions même de « trouble à l’ordre public » ou de « protection des droits et libertés d’autrui », ressortent de cette différenciation entre liberté fondamentale et excès de cette liberté, qui est de l’ordre d’un abus de droit, c’est-à-dire nuisant à la même liberté accordée aux autres.

Dans le secteur public, conformément au droit de l’Etat, le principe de laïcité s’applique, c’est à-dire un traitement impartial sur le fondement du principe d’égalité de tous devant la loi indépendamment de l’origine, la couleur ou la religion.

Il en va tout autrement dans l’entreprise, où ne s’applique pas le droit de l’Etat et donc la laïcité, mais le principe de non-discrimination. Le salarié peut y manifester ses convictions religieuses tant que cela ne nuit pas à la bonne marche de l’entreprise. Les seules restrictions à l’expression des convictions religieuses peuvent être imposées au nom de l’hygiène et de la sécurité, de la nature de la tâche à accomplir et de la proportionnalité du but recherché par l’entreprise. La jurisprudence prévoit des restrictions dans ce domaine, par exemple dans le contact avec la clientèle, où le cas de l’entreprise de marque qui peut imposer à ses salariés de respecter des codes vestimentaires précis, ou comme on l’a vue dans le cas de l’affaire de la crèche Baby Loup où finalement, la Cour de cassation a donné raison à la directrice qui avait licencié une employée voilée, en s’appuyant sur la clause de son règlement intérieur qui imposait au personnel l’obligation de laïcité et de neutralité, au regard notamment d’être en contact avec les enfants ou leurs parents, et donc, de la nature de la tache à accomplir.

Un cas de licenciement pour port du voile en Belgique qui pourrait être juridiquement justifié

La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a été amenée à intervenir dans une première affaire à la demande de la justice belge. Après trois années en tant que réceptionniste, une femme voilée s’est faite congédiée par la société G4S Secure Solutions, qui propose des services de surveillance et de sécurité, et qui interdit tout symbole visible religieux, politique et philosophique. Soutenue par le centre belge pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, l’employée a fait une demande de dommages et intérêts devant la justice belge. Sa requête a été déboutée à deux reprises. La Cour de cassation belge, actuellement saisie de l’affaire, a demandé à la Cour de justice de l’UE de l’éclairer sur l’interdiction de discrimination fondée sur la religion, établie dans le droit européen. Les conclusions de l’Avocate générale de la CJUE en charge du dossier, Juliane Kokott, ont été rendues le 31 mai dernier, qui confirment le bien-fondé du licenciement.

Elle explique, en conclusion, que cette interdiction est possible si elle « s’appuie sur un règlement général de l’entreprise interdisant les signes politiques, philosophiques et religieux visibles sur le lieu de travail et ne repose pas sur des stéréotypes ou des préjugés relatifs à une ou plusieurs religions déterminées ou aux convictions religieuses en général. Ladite interdiction peut cependant constituer une discrimination indirecte. (…) Une telle discrimination peut être justifiée pour mettre en œuvre dans l’entreprise concernée une politique de neutralité en matière de religion et de convictions fixée par l’employeur, pour autant que le principe de proportionnalité soit respecté. Il convient en particulier de prendre en compte à cet égard : la taille et le caractère ostentatoire du signe religieux ; la nature de l’activité de la travailleuse ; le contexte dans lequel elle doit exercer son activité ; ainsi que l’identité nationale de l’État membre concerné. » Une avancée dans un contexte où l’entreprise s’affronte à une montée permanente des revendications identitaires à caractère religieux, en étant devenue l’enjeu d’un communautarisme qui ne cache pas ses intentions, la volonté affichée par certains musulmans d’imposer à tous le fonctionnement de leur religion.

Un cas de licenciement pour port du voile en France qui contreviendrait au droit

Mais une autre affaire a été portée devant la Haute cour. Asma B., embauchée en 2008 comme ingénieure d’études chez Micropole Univers, avait été licenciée en 2009 sans préavis. Le client chez qui elle intervenait, en l’occurrence l’assureur Groupama à Toulouse, s’était plaint que le voile de la jeune femme « avait gêné un certain nombre de ses collaborateurs », avait justifié la société d’ingénierie et de conseils dans sa lettre de licenciement. Selon Micropole Univers, il n’était pas question de remettre en cause les convictions religieuses de sa salariée. Mais la société a estimé que le port du voile entravait le développement de l’entreprise puisqu’il empêchait la poursuite de l’intervention chez le client.

Les prud’hommes, puis la cour d’appel, s’ils ont indemnisé la jeune femme pour l’absence de préavis, le licenciement a néanmoins été considéré comme fondé sur « une cause réelle et sérieuse ». La Cour de cassation est actuellement saisie de cette question. Echaudée par l’affaire de la crèche Baby Loup dans laquelle elle n’avait pas été suivie par la cour d’appel dans son analyse sur la discrimination à l’encontre d’une salariée voilée licenciée, elle à préféré, avant de trancher le litige, demander à la Cour de justice de l’Union européenne d’interpréter la directive concernant la lutte contre les discriminations en matière d’emploi et de travail. Il est question de savoir s’il existe ici une exigence professionnelle essentielle et déterminante pouvant justifier le licenciement, au sens de la directive européenne du 27 novembre 2000 qui prévoit notamment des exceptions à la non-discrimination si « en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée ».

L’avocate générale Eleanor Sharpston, à laquelle a été confiée cette affaire par la CJUE, dans ses conclusions lues mercredi 13 juillet estime ici que « cette dérogation doit être interprétée de manière stricte ». Elle considère qu’Asma B. a été l’objet d’une « discrimination directe fondée sur la religion ». « Rien n’indique que le fait de porter un foulard islamique empêchait Mme B. d’accomplir ses tâches en tant qu’ingénieur d’étude », explique l’avocate générale, malgré son rôle qui l’amenait à être en contact avec des clients. Elle souligne en particulier que « le risque de préjudice financier pour l’employeur ne peut pas justifier une discrimination directe ». Autrement dit, le droit d’affirmer sa religion à travers des signes ostensibles serait supérieur au but poursuivi par l’entreprise, ce qui constituerait un précédent offrant une véritable prise de pouvoir du religieux sur elle, rien de moins. Juger ainsi les choses, ne serait-ce pas tout simplement ouvrir la voie à une conception de la liberté religieuse s’établissant au-dessus des autres libertés ? Ne serait-ce pas redonner au religieux un pouvoir qu’il a fallu longtemps repousser pour le détacher de son influence sur la norme juridique, en reflet d’un Etat de droit qui n’a pu se constituer que par son dégagement de la tutelle religieuse ? N’est-ce pas aussi un effacement de la justice comme n’étant plus en mesure de garantir son rôle comme moyen de protection de l’ensemble des citoyens ? Comment peut-on ici ne considérer que la liberté individuelle relative à l’expression des convictions religieuses ? Le port du voile ne s’inscrit-il pas dans une logique de groupe de pression qui peut mettre à mal la vie de l’entreprise et exposer les salariés à la logique d’un tiers entravant leurs libertés ? On ne saurait non plus totalement détacher cette situation d’une poussée de l’islamisme dans les quartiers, et de la pression de groupes organisés qui cherchent par toutes les voies à faire reculer notre modernité démocratique et les principes qui fondent notre vivre ensemble, en s’attaquant à l’entreprise pour en faire un maillon faible. Mais le fond de cette affaire, comme de bien d’autres, relève d’un tout autre enjeu : Ne doit-on pas oser poser le problème de savoir si le voile n’est pas comme signe religieux ostensible d’appartenance, non seulement à une religion mais à un groupe communautaire susceptible de peser sur notre société et ses décisions politiques, un signe à considérer comme prosélyte ? C’est un autre débat loin d’être tranché.

La Cour de Luxembourg devrait désormais décider de joindre ces deux affaires au fond. Mais la décision pourrait n’intervenir qu’au second semestre 2017, apprend-t-on. Une décision qui balise une règle de conduite pouvant un jour s’appliquer à 500 millions d’Européens.

La loi El Khomri innove en introduisant la possibilité d’imposer la neutralité dans l’entreprise

C’est dans ce contexte que la loi El Khomri a été adoptée (20/07/2016) avec l’insertion d’un article (Chap. I er, art. 2) donnant la possibilité pour un employeur d’introduire des dispositions dans le règlement intérieur imposant le principe de neutralité à ses salariés en matière de convictions philosophiques ou religieuses. Ajouté par le Sénat, il a été conservé par le gouvernement : « Art. L. 1321-2-1. – Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »

Les revendications religieuses n’ont cessé de se multiplier dans l’entreprise : absence pour célébrer une fête religieuse, aménagement des horaires, ports de signes distinctifs, demandes de prières, revendications alimentaires, sexisme dans les rapports hommes/femmes, jusqu’au refus d’hommes de serer la main de femmes ou d’être sous leur responsabilité. Une étude menée par l’institut Randstad et l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE), montre que le fait religieux est ainsi de plus en plus présent au travail. En 2015, 23 % des manageurs interrogés dans le cadre de l’enquête ont déclaré faire régulièrement face à ces questions dans l’entreprise. Ils étaient deux fois moins nombreux (12 %) dans ce cas l’an passé. « Les cas conflictuels (6 %) ont également doublé en un an et triplé en deux ans », souligne Le Parisien, qui rapporte les éléments de cette étude.

Mais l’Observatoire de la laïcité, ainsi que la Commission consultative des droits de l’homme, ont décidé en commun de s’opposer à cette nouvelle disposition en en appelant au caractère prétendument inconstitutionnel de l’article. Pour Jean Glavany, Patrick Kessel et Françoise Laborde qui sont membres de l’Observatoire de la laïcité, au sein duquel ils défendent une laïcité sans compromis sinon compromission, il faut soutenir cet article : « L’obsession de la garantie de la liberté ne doit pas entraîner la faiblesse dans la lutte contre les intégrismes », ont-ils communiqué.

Une évolution qui sécuriserait enfin la Charte de la laïcité d’une entreprise comme Paprec. Un modèle du genre, qui l’a fait adopter par accord d’entreprise et un référendum de ses salariés se prononçant en sa faveur à l’unanimité, mais qui pouvait être cassée à tout moment par un tribunal faute de fondement juridique.

Donner des outils aux employeurs pour modérer les débordements du fait religieux, un enjeu à relier au choix d’un projet de société.

Le Haut conseil à l’intégration avait attiré l’attention dans son rapport sur l’Expression religieuse et la laïcité dans l’entreprise, sur les pressions subies dans ce domaine par des employeurs souvent démunis et des directeurs des ressources humaines mal formés, en manque d’outils. Il avait ainsi proposé que soit inséré dans le Code du Travail un article autorisant les entreprises à « Intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires, au port de signes religieux et aux pratiques religieuses dans l’entreprise (prières, restauration collective…) au nom d’impératifs tenant à la sécurité, au contact avec la clientèle ou la paix sociale interne », en y ajoutant que les principes de neutralité et d’impartialité étaient les plus favorables au bon fonctionnement de l’entreprise. Il s’agissait au fond de mieux garantir une solidarité étroite entre les membres de notre société, en même temps que de protéger les libertés des autres salariés, dont la liberté de conscience inscrite dans l’ordre des libertés de tout citoyen, qui ne restent pas à la porte de l’entreprise.

Du côté des défenseurs d’une totale liberté des manifestations religieuses dans l’entreprise, on avance une décision de la Cour suprême américaine qui a tranché, le 1er juin, en faveur de Samantha Elauf, une musulmane qu’Abercrombie & Fitch avait refusé d’embaucher comme vendeuse sous le motif qu’elle portait le voile islamique. Une décision au sein de la Cour suprême qui est loin de faire l’unanimité. Il y a fort à parier que cette décision ne joue contre toute une population derrière cette intransigeance qui tient à un pays où le multiculturalisme domine avec la reconnaissance des différences traduite dans la discrimination positive. Elle risque d’avoir pour conséquence une réaction de défiance des employeurs, qui silencieusement se manifestera par la méfiance à l’embauche de candidats pressentis, par la consonance de leur nom ou l’identité de leur quartier de résidence, pour prévenir d’éventuels conflits liés à la religion. Aussi, n’est-il pas mieux de bien encadrer l’expression religieuse en entreprise en la limitant le cas échéant, que de pervertir tout le système en imposant une liberté religieuse débordant les contours des autres libertés ?

Si le débat fait rage, c’est que les enjeux de ces affaires et de cet article de loi, dépassent pour beaucoup le cadre de l’entreprise. Ils renvoient en réalité à la conception même de la société dans laquelle nous entendons vivre, au projet de société qui est le notre."

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