Revue de presse

G. Chevrier : #JeSuisMila : "Une montée de la violence directement rattachée à la revendication communautaire" (atlantico.fr , 23 jan. 20)

Guylain Chevrier, docteur en histoire, enseignant et formateur en travail social, vice-président du Comité Laïcité République. 24 janvier 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Mila, une jeune fille de 16 ans, est confrontée à une vague d’insultes homophobes et de menaces depuis qu’elle s’en est pris à l’islam dans une vidéo publiée sur Instagram. Elle a également été contrainte de renoncer à se rendre à son lycée."

Atlantico.fr : En live sur Instagram, Mila, adolescente de 16 ans ouvertement lesbienne a été draguée avec insistance par un homme. Elle l’a rapidement recadré mais celui-ci l’a ensuite insulté et accusé d’être raciste et islamophobe. C’est alors qu’elle a répondu par une vive critique de l’Islam qui lui a valu depuis des centaines d’insultes et de menaces.

Cette affaire et les réactions qu’elle a suscitées ne dénotent-t-elle pas la disparition de l’individu en tant que tel ?

Guylain Chevrier : Revenons aux faits qui sont révélateurs d’une situation de montée en puissance de la logique communautaire à travers des affirmations identitaires de plus en plus débridées. D’après son témoignage sur le blog Bellica, l’adolescente, scolarisée en seconde dans un lycée de la région lyonnaise, échange sur son compte Instagram avec ses abonnés le 19 janvier. Coupe de cheveux courts, elle affiche le drapeau LGBT sur son profil : “On parlait de tout un tas de chose, et on a parlé à un moment de nos styles de filles et de gars, et une de mes abonnés a dit que son style de mec, c’était pas vraiment les rebeus, et j’ai répondu que c’était pareil pour moi, pas mon style”. Puis, l’un de ses interlocuteurs se met lourdement à la draguer et se fait recadrer par l’adolescente. Il se met à l’insulter, mêlant accusations de racisme et homophobie - l’adolescente est lesbienne : "sale française", "sale pute", "sale gouine"... D’autres suivent, et elle reçoit de plus en plus de messages de même nature dont menaces de mort invoquant Allah : “La putain tes morts on va te retrouver tu vas mourir“, “inchallah tu meurs sale pute que tu es”.

C’est dans ce contexte qu’elle dit alors rejeter toutes les religions. Les choses basculent, elle est accusée de blasphème, elle subit de multiples menaces de mort à résonances religieuses : “Pétasse, d’où tu dis ça notre dieu Allah c’est le seul et l’unique, j’espère tu vas brûler en enfer”, “sale keh” (“pute” en arabe), “va mourir en enfer grosse pute sale lesbienne“. Mila réagit dans ce contexte d’exaspération avec véhémence par une mise au point en story sur Instagram. "Je déteste la religion, (...) le Coran il n’y a que de la haine là-dedans, l’islam c’est de la merde, c’est ce que je pense. Je ne suis pas raciste, pas du tout. On ne peut pas être raciste envers une religion. J’ai dit ce que j’en pensais, vous n’allez pas me le faire regretter. Il y a encore des gens qui vont s’exciter, j’en n’ai clairement rien à foutre, je dis ce que je veux, ce que je pense. Votre religion, c’est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci, au revoir."

Des internautes divulguent à la suite des informations personnelles la concernant : son nom complet, son adresse, son numéro de portable. Ses comptes de réseaux sociaux et ses adresses mail sont piratées. Certains la menacent très concrètement : “Wesh sale pute sur le coran tu fous la haine INSHALLAH tu meurs sale lesbienne », « t’es qui pour insulter notre religion sale folle », “On va te retrouver et t’égorger sale chienne“, “t’es morte on sait où t’habites“ ou encore “Elle est dans mon lycée, c’est une seconde et lundi on va régler ça“, “T’es au lycée Vincy (sic) attends-toi au pire, ça va te niquer ta mère“. La jeune fille explique avoir reçu « 200 messages de pure haine à la minute”

Si l’outrance des mots s’inscrit dans la forme d’expression d’une adolescente qui n’est pas seule à s’exprimer ainsi sur les réseaux sociaux où on passe régulièrement la limite, cela ne doit pas masquer les agressions gravissimes auxquelles elle répond qui dévoilent très nettement le niveau de problèmes où nous en sommes. On voit l’affrontement qui monte entre l’individu autonome - l’individu de droit, auquel sont attachés des libertés et droits fondamentaux, protégés par la République, tels que le droit à la liberté de pensée, à la libre critique des religions - et une logique communautaire à caractère communautariste, portée par une frange très identitaire de l’islam de plus en plus présente. Il y a ici une perte de sens du collectif comme société à la faveur de la logique du groupe identitaire prenant le pas sur toute autre référence.

Cette logique de division et d’affrontement, on la voit à travers la violence des propos qui frappe par son caractère belliqueux, où la menace de mort est très présente, complètement banalisée, et donc une radicalisation religieuse qui là s’exprime clairement, contrairement au déni habituel qui traite cet aspect comme marginal, infinitésimal. On le voit là au contraire exploser avec des milliers et des milliers de reprises en chaine, et une montée de la violence directement rattachée à la revendication communautaire avec interdiction d’y toucher, et donc, l’interdiction de toute critique. Ce qui va très bien avec le procès permanent en islamophobie repris fréquemment sur les réseaux sociaux, qui signifie que toute critique de l’islam est amalgamée à un délit, proscrite, au risque du lynchage avec des menaces de mort. Comme c’est le cas pour cette jeune fille qui ne peut plus sortir de chez elle et est amenée à se déscolariser.

Comment expliquer qu’une personne n’existe plus comme individu mais soit forcément rattachée à ses appartenances ou à un groupe ?

On peut mettre en relation ce fonctionnement communautaire avec ce que décrit Mohamed Louizi, ingénieur marocain, ex-président des Etudiants musulmans de France, qui a quitté le mouvement, et dans une interview à Paris Match, prend l’exemple des Frères musulmans pour l’expliquer : « C’est les Frères qui vous choisissent, pas l’inverse. Très vite, on exige que vous prêtiez allégeance à l’idéologie. Votre patrie n’est plus la France ou le Maroc, c’est l’umma. » On peut voir là comment un processus idéologique met l’individu en situation de vecteur d’une communauté et comment ainsi, celle-ci passe par-dessus l’appartenance même à la société, pour ne retenir que la dimension identitaire religieuse.

Le salafisme qui fait beaucoup d’adeptes, particulièrement chez les moins de 35 ans selon la dernière enquête de l’Institut Montaigne « La fabrique de l’islamisme », fait aussi beaucoup dans ce sens d’une mise à part radicale du reste de la société. Au moins 186 000 personnes suivent les comptes religieux musulmans utilisant des références salafistes selon l’enquête de l’Institut (2018). Autre témoignage, celui de Bernard Rougier, professeur à la Sorbonne-Nouvelle et directeur du Centre des études arabes et orientales (CEAO), qui dénonce cette situation dans son récent ouvrage « Les territoires conquis de l’islamisme ». On ne doit pas non plus négliger dans cette analyse le voile qui, s’il ne signifie pas toujours la volonté de se séparer tend, par sa signification qui affiche le refus du mélange au-delà de la communauté de croyance, au repli communautaire à tendance communautariste, qui rejoint les phénomènes d’enfermement et d’effacement de l’individu qui s’opèrent derrière les murs de la communauté, où règnent des chefs de clan, des religieux, le patriarcat. On entend le retour de la dichotomie entre le pur et l’impur dans ces insultes et menaces, le retour du sacré qui interdit la critique de la religion et proscrit tout ce qui peut interroger la foi portée au-dessus du droit, au nom de « faire prévaloir les lois de dieu sur les lois de la République », comme l’exprime Bernard Rougier dans sa définition de l’islamisme.

Ce phénomène, s’il est très sensible concernant l’islam, déborde cette religion, car c’est devenu une revendication politique d’une large partie de « la gauche de la gauche » actuellement en perdition. Au lieu de penser en classes sociales, selon un modèle d’inspiration marxiste ou wébérien, on ne se pense plus qu’en communautés, au nom d’une couleur de peau, d’une religion, d’un sexe ou d’une orientation sexuelle, devenu argument de sécession.

L’exemple le plus édifiant est celui de Rokhaya Diallo, coqueluche des médias, qui a donné une conférence à l’Université de Saint-Brieuc, ce mardi 21 janvier. Présentation de l’événement sur le site Unidivers.fr : « Très active sur les réseaux sociaux et dans les médias, elle soulève régulièrement les problèmes auxquels se confrontent les personnes racisées. Quand le corps blanc représente la norme dominante, comment les corps racisés peuvent-ils s’exprimer et lutter contre les exclusions concrètes et symboliques ? Comment la mise en visibilité des corps devient-elle enjeu politique ? ». Rappelons que l’un de ses arguments de campagne pour défendre ce type de discours, est de dénoncer les pansements qui ne seraient pas adaptés à la peau des personnes noires comme une forme de racisme post-colonial. Une idéologie racialiste qui conduit à rejeter le caractère universel du racisme, pour prétendre qu’il ne peut il y avoir de racisme anti-blancs puisque ces derniers sont les dominants et que seuls les dominés (« minorités » censées être opprimées, historiquement et socialement constitués…) peuvent subir le racisme. Nier le racisme quel qu’il soit, c’est faire courir le danger de l’encourager.

La « Ligue de défense noire africaine » a manifesté en septembre dernier devant l’ambassade d’Afrique du sud à Paris, pays où des heurts opposent des individus noirs entre eux entre nationaux et étrangers, pour appeler à la place de s’entretuer entre noirs à tuer les blancs. Ces communautés identitaires autoproclamées se rejoignent dans la défense du principe communautaire à travers ce que l’on désigne sous le vocable d’« Intersectionnalité », ayant en commun la dénonciation de discriminations dont leurs membres se disent frappés au titre de leurs différences, et une victimisation à outrance pour le justifier, qui serait la seule lutte émancipatrice. Sauf que, cela conduit à cette contradiction que des soi-disant féministes se mettent à défendre le port du voile islamique comme une liberté, lorsqu’il s’agit en réalité d’un symbole d’apartheid sexuel. Il n’y a aucune critique par exemple du salafisme qui entend appliquer à la lettre le coran, qui est explicitement discriminatoire envers les femmes, qu’elles l’acceptent volontairement ou non, c’est bien un fait. La sourate IV verset 34 du Coran est sans ambiguïté de ce point de vue, et dans des termes pour le moins archaïques. C’est là où se met en visibilité l’essentialisme de cette logique communautaire et son aveuglement, mais aussi son hors limite pour la défendre, jusqu’à la violence, dévoilant là une radicalisation très inquiétante. Il n’est plus possible dans bien des cas de pouvoir s’exprimer publiquement dès que l’on n’appartient pas à ces communautés, avec des actions violentes pour empêcher la tenue de débats ou de manifestations culturelles, ce qui s’est multiplié dans la dernière période.

Est-ce à dire qu’on ne peut plus se définir qu’en rapport à une communauté d’appartenance soit que le communautarisme est omniprésent ?

C’est toute une partie de la société qui est sous l’emprise de cette logique, comme la revendication d’une partie des personnes LGBT de faire communauté, dans l’esprit de la défense d’intérêts qui seraient si spécifiques qu’ils dépasseraient tout ce qui fait par ailleurs un individu, la citoyenneté elle-même passant après et donc, l’appartenance au corps politique de la cité. Plus grave encore, l’assignation à laquelle donne lieu cette logique, qui fait que, tout individu homosexuel devrait se soumettre à cette appartenance qui s’imposerait à lui, jusqu’à lui dicter son comportement individuel. On notera qu’ici des personnes se réclamant de la « communauté LGBT » considèrent sur les réseaux sociaux que la jeune Mila n’aurait pas dû attaquer une communauté, reprenant la défense du principe d’organisation communautaire comme une forme d’organisation sociale commune sacrée, abstraite, éliminant tout esprit critique. Ces personnes LGBT ne se posent même pas la question de savoir comment elles pourraient survivre dans une société dominée par les salafistes, qu’elles ne critiqueront pas car ils font partie de la communauté musulmane…

Un compte LGBT a envoyé un message privé à Mila, lui réclamant de "retirer le drapeau LGBT+" de sa biographie Twitter : "Tu n’as clairement pas l’ouverture d’esprit de faire partie d’une communauté qui prône l’amour et l’acceptation ! Tu fais honte et à mes yeux tu n’es pas différente des gens qui nous harcèlent… Tu ne fais aucun effort pour comprendre l’autre et à mes yeux tu es comme les homophobes sauf que toi tu es islamophobe (...). Ne viens pas au lycée, tu ne survivras pas une semaine." S’il y a une chose que ce que subit cette jeune fille peut montrer, c’est bien que le droit à la différence de certains justifie tout pour réaliser ce que depuis longtemps on dénonce, le fait qu’il débouche sur la différence des droits et la division de notre société, sur le délit de libre pensée, l’affrontement et la violence."

Lire "#JeSuisMila : l’effarante incapacité contemporaine à distinguer la critique adressée au groupe de celle visant les individus".


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