Revue de presse

"Emmanuel Todd, intellectuel zombie" (J. Macé-Scaron, Marianne, 8 mai 15)

17 mai 2015

"S’il est vrai que l’on a les intellectuels que l’on mérite, la France de 2015 a de quoi s’inquiéter. Le péan entonné par la médiasphère à la gloire du nouveau libelle* d’Emmanuel Todd en est la preuve. Le grand chelem médiatique a été offert à ce « savant » qui nous explique, chiffres, courbes, diagrammes et cartes à l’appui, que défendre la République, c’est, somme toute, être raciste et n’avoir pour toute référence que les Maurras, Déroulède et Xavier Vallat du nationalisme intégral.

Incroyable, mais Todd a osé ! Il a trouvé cette idée brillante à la façon de ces enfants qui jouent dans le sable, déterrent une vieille godasse et la brandissent comme un trophée de guerre : le 11 janvier, nous étions venus spontanément dénoncer des assassinats et rendre hommage aux victimes, sans nous rendre compte, têtes en l’air que nous étions, que nous faisions du pétainisme. Nous pensions pour la plupart témoigner de notre chagrin, mais dans notre aveuglement émotif nous n’avions pas remarqué que nous étions en train de « mettre en danger les Français juifs en maltraitant les Français musulmans ».

Car c’est bien là le premier enseignement du discours de l’ami Todd : chers lecteurs, vous ne voyez pas ce que vous voyez, vous ne pensez pas ce que vous pensez. Chers lecteurs, vous êtes pareils au prisonnier de la Caverne de Platon, vos perceptions vous abusent, et vous prenez les ombres et les fumées sorties de votre imagination pour la réalité. Ce ne sont pas les djihadistes qui ont abattu en janvier 17 personnes de sang-froid, mais des « victimes ». Oui, vous avez bien lu : des victimes d’un système inique et retors, d’une France moisie et sûre d’elle-même autant que dominatrice. La France du « néorépublicanisme », « plus proche de Vichy dans son concept que de la IIIe République ».

[...] L’essentiel, sous le paravent fallacieux de la critique du « néorépublicanisme » et de ce qu’il nomme le « laïcisme radical », c’est la tentative assez inédite de délégitimer, de flétrir et de diffamer ce sursaut citoyen et populaire. Une tentative qu’il avait déjà esquissée dans un journal japonais et dont Marianne avait rendu compte, en février : « Il y a un grand écart entre ce qui se passe actuellement en France et ce que je pense, a-t-il déclaré. [...] Avant l’attentat, je critiquais les dessins satiriques de Charlie Hebdo. Je ne peux donc pas être d’accord avec la sanctification de cet hebdomadaire qui a publié des caricatures obscènes du prophète Mahomet », expliquait-il doctement.

Une tentative qui parvient aujourd’hui à son paroxysme d’efficacité puisque, sous sa plume, le 11 janvier n’a pas été un sursaut républicain marqué du sceau d’un unanimisme qu’il est légitime d’interroger, mais l’expression chimiquement pure de la « fausse conscience », une belle expression qu’Emmanuel Todd emprunte à Marx. Marx auquel il rêvait, jeune, de se mesurer. Mais, quarante ans après, le « dément-graphe » est plus proche de Groucho que de Karl. Faut-il en conclure que les victimes des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly étaient également la proie d’une « fausse conscience » ?
Les suppliciés de Charlie Hebdo ont-ils ignoré jusqu’à leur dernier souffle qu’ils n’étaient, sous couvert d’irrévérence voltairienne, que les « collabos » d’une France crispée et étriquée, prise en otage par des classes moyennes autistes ? Et les clients de l’Hyper-Cacher de la porte de Vincennes, assassinés parce que juifs, ne seraient pas davantage tombés sous les balles de l’antisémitisme islamiste, puisque, à en croire Todd, tout s’explique(rait) par le social : « Les classes moyennes françaises, qui ne vont pas trop mal, lancent les minorités les unes contre les autres, c’est génial, c’est du billard. Les ouvriers de "souche" s’en prennent aux milieux populaires arabes, les jeunes Maghrébins s’en prennent aux juifs et réciproquement et, pendant ce temps, le système reste intact. » En retirant à ces hommes et à ces femmes la signification de leur mort, Todd ne fait pas que délirer, il commet une bien mauvaise action.

Entendez, chers lecteurs : vous ne pensez pas le temps long comme notre anthropologue qui se croit disciple de Fernand Braudel quand il n’est que l’élève de Fernandel. Heureusement, le Pr Todd est là pour vous faire découvrir l’étendue de votre aliénation avec sa lanterne magique. L’émotion - plus que l’esprit - du 11 janvier qui a gonflé les manifestations dans tant de villes de France (Paris, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Rennes, Grenoble, Montpellier...) ne serait pas non plus la preuve d’un sursaut populaire en faveur des valeurs républicaines et égalitaires, mais d’une résurgence de leur antithèse : le catholicisme pétainiste.

Passons sur le fait que Paris et l’Ile-de-France, bastion du « système égalitaire » décrit par l’auteur dans des travaux antérieurs sur les systèmes anthropologiques, ont défilé en masse. L’essentiel, dans ce jeu de bonneteau pseudo-scientifique, c’est d’accréditer à toute force et par tous les moyens la thèse d’un « retour du refoulé réactionnaire » : ce n’est pas la France de l’égalité et de la fraternité qui serait descendue dans la rue, mais celle, revancharde et aigre, de l’inégalité et du préjugé raciste.
Au passage, Todd montre qu’il n’est jamais interdit de changer totalement de braquet interprétatif : on se souvient du rôle central joué dans sa théorie par ce qu’il nommait le « catholicisme zombie ». Même déchristianisés, même éloignés de toute pratique régulière, nous enseignait-il, beaucoup de catholiques, affirmait le Todd d’hier, étaient restés fidèles à un corps de doctrine et à un système de valeurs qui ont aidé au triomphe des valeurs universalistes et égalitaires portées par la République.
Pour le Todd dernier cri, c’est l’inverse : la mobilisation « Je suis Charlie » serait issue « de la France périphérique, l’Ouest, le Massif central, Rhône-Alpes, ou la Lorraine, ces régions les moins républicaines qui ont le plus manifesté pour la laïcité, ces bastions ex-catholiques où on a le plus manifesté pour le droit au blasphème, ces régions qui ont résisté à la Révolution avec une imprégnation catholique restée très forte ». D’où cette assertion : « La France aux commandes (celle de « Je suis Charlie »), c’est celle qui a été antidreyfusarde, catholique, vichyste ». C’est bien simple, dans l’univers magique d’Emmanuel Todd, vous ne comprenez pas ce que vous croyez comprendre. Les hérauts de l’esprit Charlie sont les descendants des Chouans, et ils n’ont pas rejeté l’abjection islamiste, comme ils l’imaginent, mais l’altérité musulmane.

Le plus déconcertant, dans le livre déroutant et brouillon de Todd, c’est bien sûr sa façon de plaider pour un « accommodement » de la France « avec l’islam » sur une base totalement déréalisée. D’abord, il essentialise « les musulmans » après avoir condamné cette même essentialisation : il n’y a pour lui qu’un modèle de famille musulmane, sans doute puise-t-il son information auprès de « copains » germanopratins. N’importe quel étudiant en sociologie s’avise qu’il y a nombre de variétés de la pratique de l’islam et que les divisions des musulmans sont l’enjeu d’un islam républicain à favoriser, contre les surenchères identitaristes et antirépublicaines des différentes variantes de la mouvance islamiste.
Ensuite, malgré la précision chiffrée dont il se fait une gloire, Todd n’hésite pas à affirmer du haut de sa chaire d’expert en expertologie que l’on « observe des taux de mariages mixtes extrêmement élevés » ; ce que l’on enregistre, au contraire, depuis quelques années, c’est un recul des mariages mixtes et une remontée de l’endogamie musulmane par contraste avec la période de fort métissage des années 60 à 80.

Ce délire nous vaut cette embardée nauséeuse sur Alain Finkielkraut qui « nous fournit l’exemple d’un idéologue, lui-même d’origine juive polonaise, toujours prompt à détecter la dimension "arabe" ou "noire" de nos problèmes sociaux, mais qui n’a pas fait le grand saut dans le mariage mixte ». Avec l’obsession d’un Javert identitaire, Todd traque l’origine religieuse pour mieux assigner à résidence ses adversaires idéologiques du moment. Vous preniez Todd pour un républicain progressiste ? Erreur, il raisonne avec les catégories d’un déterministe fou, d’un identitariste déchaîné. Impossible, pour lui, d’imaginer qu’un homme s’éloigne ou s’émancipe du système familial dont il est issu. Hollande ? Fils d’un catholique d’extrême droite. Valls ? Le produit d’un des hauts lieux du différentialisme ibérique. Avec une telle grille d’analyse, Todd concourt pour être le Henry Coston de la sociologie française.

Enfin, comble du délire logique, il donne à son application des « systèmes anthropologiques » la rigidité d’une loi d’airain : la majorité de la population est toujours sous l’emprise de « systèmes anthropologiques latents » (son fameux système binaire familles catholiques ou égalitaires, ouvertes ou fermées), systèmes anciennement liés à des terroirs alors que les gens sont très mobiles depuis plus d’un demi-siècle et que les successions ne se règlent plus depuis longtemps selon les systèmes pré-code civil. Il incarcère le comportement de tout le monde dans cet héritage anthropologique (l’origine ne ment pas) ancien sauf... les immigrés qui en sont ontologiquement libérés et immédiatement aptes à se baigner dans le creuset républicain dont les catholiques zombies n’ont toujours pas atteint le rebord...

On pourrait voir dans cette crapulerie éditoriale, l’expression paroxystique de ce mal de la décennie qu’est, dans le domaine du débat intellectuel, le conformisme de l’anticonformisme. On sait, en effet, aujourd’hui à quelles absurdités, à quelles apories, à quelles folies peuvent conduire la volonté de s’installer à l’enseigne de la rébellion en peau de lapin, l’ambition d’obtenir un pas-de-porte éditorial pour révolté en goguette.
Cette démarche qui transforme tout honorable universitaire en publiciste frénétique est, certes, ancienne mais on sait aussi combien ces postures et ces impostures portées par l’air du temps sont prisées par une économie médiatique assoiffée de buzz et de provocs à obsolescence programmée. A chaque fois, les artifices sont identiques : dans un premier temps, le mutin clame qu’il est victime d’une censure d’autant plus insidieuse que ses interlocuteurs ont l’audace inouïe de lui poser des questions et non pas de lui laisser dérouler tranquillement son monologue comme la liste de Leporello ; puis, dans un second temps, il construit un mur qui n’existe pas (ennemis, situations, contexte...) pour faire rebondir sa petite chistera conceptuelle et faire résonner son indignation, quelle audace ! Quel délice ! Quelle consécration ! [...]"

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