Revue de presse

E. Levy : "Déliaisons dangereuses" (Causeur, oct. 13)

1er novembre 2013

"Il doit exister quelque part un monde enchanté où les cultures dialoguent harmonieusement, où les différences s’enrichissent mutuellement, où les peuples se métissent naturellement. Dans ce monde, tout homme est un frère parce que tout homme est un Autre. Dans ce monde, l’immigration est toujours une chance, l’existence humaine un perpétuel mouvement et l’identité un plébiscite de chaque instant. Tout le monde aime tout le monde, on s’entr’invite pour Noël, Ramadan et Kippour, on échange des recettes pleines de miel. Ça s’appelle la « diversité ».

Bon, peut-être qu’on s’enquiquine ferme dans ce Club Med abrité des cauchemars de l’Histoire. De toute façon, on n’est pas près de le savoir. Parce que le territoire de ce royaume se limite à quelques cerveaux choisis – et aussi, ce qui n’est pas sans conséquence, à une proportion notable des salles de rédaction d’Occident.

Dans le vrai monde, l’Autre, c’est parfois l’enfer [1]. Ce n’est peut-être pas très glorieux mais, qu’on soit Papou ou Américain, on a spontanément tendance à penser que la façon dont on vit, aime, mange, s’habille et élève les enfants est infiniment supérieure à celle qui a cours dans le patelin d’à côté. On est facilement agacé par les croyances et les mythes des autres. Ça ne devrait pas empêcher de vivre en bonne intelligence. L’âge démocratique et la culture des droits de l’homme nous ont appris à conjuguer le souci de l’égalité et le respect de la pluralité humaine. Et nous avons fini par croire que les différences n’étaient que d’amusantes fanfreluches pour campagnes de pub ou de plaisants moyens d’engager la conversation avec son voisin – et plus si affinités. Surtout en France, où on pensait avoir appris à les raboter ou, à tout le moins, à les tenir en respect. Après, on a dit « intégrer », ça sonnait plus gentil.

Tout ça marchait plutôt bien tant qu’il y avait des frontières. Pas pour s’enfermer, ni pour se séparer, plutôt pour se distinguer. Ou s’identifier. Les communautés humaines étaient inscrites dans une continuité historique jalonnée de solides repères, d’« heures les plus noires de notre histoire » et d’œuvres glorieuses. Elles n’étaient pas pour autant fermées, frileuses ou crispées, au contraire, la conscience naturelle qu’elles avaient d’elles-mêmes leur donnait l’énergie de se transformer sans se renier. C’est encore un peu à cela que ressemblait la France de mon adolescence. Elle était « black-blanc-beur », mais ce n’était pas un sujet. Les enfants d’immigrés défilaient pour l’égalité et on râlait parce que ça n’allait pas assez vite. On ressentait encore une sorte d’évidence de la culture, donc de l’identité française, et ils voulaient en être. On disait « nous » sans y penser et il n’y avait pas de « eux ». Bien sûr, il y avait des ratés. Mais nous ne savions pas que nous vivions la fin de la France d’avant. D’avant quoi, c’est ce qu’il faut chercher à savoir.

Il suffit d’allumer un poste de radio pour savoir que cet heureux bricolage national n’est plus de saison. Il n’est plus question de black-blanc-beur, mais de Français de souche et d’immigrés, de voile et de racisme, de burqa et d’islamophobie, de campements roms et de violences urbaines. Sans oublier la colonisation, l’esclavage et tout le reste.

Dans ce méli-mélo d’histoires et de mémoires concurrentes, non seulement on ne sait plus ce que signifie « être français », mais ce n’est pas marrant tous les jours de l’être. Pour comprendre d’où viennent les embarras de notre identité, il faut lire le beau livre d’Alain Finkielkraut, plonger avec lui dans le roman national pour y repérer les petits riens et les grandes choses qui tissent une conscience collective. On ne racontera pas ici cette exploration qui le mène loin dans le passé pour éclairer notre présent. Observons simplement qu’à l’issue de cette lecture, il apparaît que le noyau dur de l’identité française, ce qui n’est pas négociable ou, en tout cas, ne l’était pas jusque-là, tient en deux mots : les femmes et les livres – plus précisément une grammaire spécifique des relations entre les sexes et l’amour des œuvres et des auteurs du passé, qui implique la responsabilité de les transmettre.

Les malheurs de l’identité ont donc des racines profondes. Mais ils se sont aggravés avec l’effacement des frontières. Dans le tourbillon permanent et planétaire d’êtres humains jetés sur les routes de la mondialisation, on ne sait plus très bien distinguer l’Autre de soi, ce qui veut dire qu’on ne sait plus qui on est. C’est précisément ce que souhaitent les partisans d’une société métissée, d’un grand brassage dans lequel les identités anciennes, à commencer par l’identité majoritaire, s’effaceront au profit d’une culture nouvelle, enrichie par la diversité de ses branches [2]. L’ennui, c’est que, dans la réalité, ce beau projet ne peut avoir que deux issues, aussi contrariantes l’une que l’autre : d’un côté, le hall de gare planétaire, où les territoires deviennent des « lieux » interchangeables et les peuples des groupes de touristes [3] ; de l’autre, la disparition de ce qu’on appellera, faute de mieux, l’identité traditionnelle de la France – dont il faut immédiatement préciser qu’elle n’a rien à voir avec la couleur de la peau, l’origine et même la religion, si on s’en tient à une acception étroite.

Au contraire, l’identité française a – ou avait, on ne sait – la particularité d’être structurellement partageuse, dès lors qu’elle peut accueillir quiconque souhaite l’adopter. Sauf que, pour les nouveaux arrivants, il ne s’agit plus tant d’adopter que d’adapter. On se récriera qu’il n’y a plus, ou très peu, d’arrivants depuis belle lurette et que ceux que nous appelons « immigrés » sont français depuis plusieurs générations. Certes, et, comme individus, ils bénéficient évidemment des mêmes droits que n’importe quel citoyen. Mais l’égalité des droits entre les individus n’implique pas nécessairement l’égalité des droits entre cultures.

Dans le modèle multiculturel, il n’y a plus de culture d’accueil et de culture d’origine. Toutes sont, en quelque sorte, placées à égalité. Cette organisation particulière de la vie collective, fondée sur la double reconnaissance des individus et des groupes (ou communautés) a sa légitimité, et peut-être est-elle la plus adaptée à une société menacée de fragmentation. Mais dès lors qu’elle rompt avec la tradition républicaine d’intégration individuelle, il faudrait au moins en discuter collectivement. En effet, on dirait que nous l’avons adoptée sans le savoir, donc, sans l’avoir choisie. Or, si la France n’a aucun problème avec le fait d’être banalement multi-ethnique, il semble qu’elle résiste au multiculturalisme radieux qu’affectionnent ses élites, protégées qu’elles sont contre les difficultés de la coexistence par d’invisibles frontières culturelles.

Inutile de tourner autour du pot : ce qui a changé la donne, ce sont les flux migratoires massifs qui, en quelques décennies, ont vu s’installer et faire souche des millions d’immigrés venus du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne. Pour les âmes sensibles et les odorats délicats, évoquer la question du nombre est déjà inconvenant. N’importe qui peut comprendre qu’on ne s’intègre pas de la même façon quand on débarque en solo et quand on arrive au sein d’une communauté déjà structurée.

Cela nous amène à l’entêtante question de l’islam et de son acculturation en France, devenue le révélateur et l’accélérateur du malaise identitaire. En simplifiant outrancièrement, on dira que deux camps s’affrontent. Pour le premier, ici représenté par Claude Askolovitch, qui publie ces jours-ci Nos mal-aimés, ces musulmans dont la France ne veut pas [4], la France est musulmane, que cela lui plaise ou non, et elle doit se débrouiller avec toutes les différences, y compris celles qui la chatouillent le plus, comme le port du voile, de plus en plus répandu dans les rues de ses villes. Dans ce contexte, demander à des « immigrés » nés sur le sol français de s’intégrer est tout simplement « islamophobe », terme fort discutable qu’on ne discutera pas ici. « Nous sommes nés ici, nous n’avons pas à nous intégrer », proclament régulièrement les Indigènes de la République et autres groupuscules spécialisés dans la dénonciation de la vieille identité française.

L’autre camp, dont le champion pourrait être Alain Finkielkraut, estime au contraire que l’islam, dernier arrivé dans le paysage culturel, doit s’adapter à la règle commune au lieu de réclamer qu’on la change pour lui et se conformer à la discrétion laïque au lieu de revendiquer une visibilité croissante. Difficile de nier, en effet, que certaines expressions de l’identité musulmane sont problématiques, notamment quand elles contreviennent à l’égalité entre les hommes et les femmes ou encore quand elles sont le vecteur d’une hostilité à la France. Répétons-le : nés ici, les musulmans sont des citoyens aussi égaux que d’autres. Mais quand certains affichent leur détestation des valeurs libérales occidentales, on peut comprendre que les « Gaulois » s’inquiètent. Tout comme on comprend que les millions de musulmans à la papa qui se sont fondus dans la masse, puissent se sentir injustement dénigrés.

Reste qu’il est un peu tard pour brandir le vieil adage – « À Rome, fais comme les Romains ». Tout simplement parce que les amis salafistes de Claude Askolovitch peuvent se prétendre aussi romains que les Romains.

Les uns se disent mal-aimés, les autres ne se sentent plus chez eux, et tous ont le sentiment tenace d’être des « citoyens de seconde zone ». Et si on parle abondamment du « vivre-ensemble », c’est précisément parce que, dans les faits, on vit de plus en plus séparés. Ils sont fous, ces Romains."

Lire "Déliaisons dangereuses".



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