Revue de presse

« Directrice d’école, les atteintes à la laïcité sont mon quotidien » (lepoint.fr , 19 oct. 20)

9 novembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Cheffe d’établissement dans le Sud-Ouest, Leïla alerte en vain sa hiérarchie d’une pression religieuse toujours plus intense. Effrayant.

Propos recueillis par Géraldine Woessner

[...] Votre école accueille 250 élèves, de 2 à 11 ans. Les atteintes à la laïcité en primaire sont rarement évoquées dans le débat public. Y sont-elles moins présentes ?

Les atteintes à la laïcité sont mon quotidien, un combat permanent. Plus de 90 % de mes élèves sont de confession musulmane – ils ne mangent pas de porc à la cantine. J’ai principalement des problèmes sur la nourriture. Chaque jour, on me réclame de la viande hallal. Une mère d’élève m’a agressée parce qu’elle exigeait que j’interdise à sa fille de manger le poulet qui n’était pas hallal. Sans cesse, je dois leur rappeler ce qu’est la laïcité, qu’on ne peut pas faire des menus particuliers pour chaque confession, mais ils ont beaucoup de mal à l’entendre. J’ai dû me résoudre à interdire les bonbons dans l’école, car trop de parents se plaignaient de la gélatine de porc (et je n’allais pas, dans la classe, donner des friandises aux seuls non-musulmans…) On s’interdit aussi de dire à un enfant qu’il écrit « comme un cochon » parce qu’on sait qu’on peut avoir des problèmes avec des parents qui pensent qu’on a insulté leur enfant…

Les relations entre les enfants restent-elles apaisées ?

Bien sûr ! Mais je ressens une forte pression sociétale de familles de plus en plus pratiquantes. Une petite fille de CP avait interdiction de jouer avec les garçons et son père la surveillait par le grillage en récréation pour vérifier… J’ai dû expliquer à la petite fille que je n’étais pas d’accord avec son papa et qu’ici elle jouerait avec qui elle voulait. Les problèmes de laïcité sont plus visibles dans le secondaire, mais, comme nous sommes en contact direct avec les familles, nous voyons la racine. En 2015, un de mes élèves de CM2 avait écrit que les chambres à gaz étaient « une vue de l’esprit ». Lorsque j’ai convoqué son père et lui ai mis sous le nez l’évaluation d’histoire, il m’a répondu que mon métier était de lui apprendre l’orthographe… Et, chaque jour, je dois lutter contre l’ignorance. Mes élèves sont dans une grande confusion, ils confondent origine, religion et nationalité. Ils ne savent pas qu’ils sont français (ils disent qu’ils sont arabes), ils ignorent pourquoi ils ne mangent pas de porc, sans que ce soit malveillant ou agressif, d’ailleurs ! L’ignorance fait des ravages. Dans leurs familles, on ne leur explique rien. La majorité de mes élèves me disent qu’ils ne peuvent pas supporter l’équipe de France de foot parce que les Français mangent du porc. J’ai donc adopté une méthode, très politiquement incorrecte, mais qui fonctionne…

Laquelle ?

Quand un enfant me dit qu’il n’est pas français, je l’emmène dans mon bureau et je lui montre son acte de naissance. Je lui explique que nous avons tous des origines diverses – turque, algérienne, allemande… –, que c’est pour cela qu’il parle arabe (c’est une langue), mais qu’il est bien français et qu’il ne mange pas de porc parce qu’il est de religion musulmane. Pour eux, c’est une découverte ! Lorsqu’une petite fille de CE1 est tombée dans les pommes parce qu’elle voulait faire le ramadan, j’ai convoqué sa mère et je lui ai fait un sermon : je lui ai clairement dit qu’en respectant le choix de sa fille avant la puberté elle la mettait en danger. Ma hiérarchie serait horrifiée si elle l’apprenait, car je suis sortie de mon rôle… Mais je considère que c’est mon devoir. Nous avons fait une erreur terrible en considérant que la laïcité, à l’école, consistait à ne pas parler de religion. On renforce les communautarismes ! Au contraire, il faut en parler, briser les tabous. Mon inspectrice s’est décomposée quand je lui ai expliqué cela. La hiérarchie a peur d’avoir des problèmes, de la presse…

Avez-vous déjà signalé des familles pour radicalisation ?

Jamais. Mais c’est une question que je me pose souvent… Je m’interroge beaucoup sur l’intensité de la pratique religieuse de certaines familles. Quand les élèves me réclament chaque jour la mise en place du cours d’arabe, je me demande à quel point il n’y a pas quelqu’un, derrière, qui les pousse à exiger cela le plus rapidement possible. Plusieurs fois, j’ai signalé le fait que les cours d’arabe et de turc sont dispensés par des professeurs nommés par les consulats de ces pays. Je ne parle pas arabe, je ne peux rien contrôler. L’an dernier, de nombreux parents d’origine turque se sont présentés dans mon école, envoyés par la mosquée ! Je comprends que certains directeurs hésitent à résister. Quand l’un de mes collègues a signalé à sa hiérarchie que des enfants s’étaient plaints d’être frappés physiquement par leur professeur d’arabe de la mosquée, on l’a accusé d’islamophobie, et nos supérieurs lui ont conseillé de se mêler de ce qui le regardait car il ne fallait pas que la presse s’en empare…

On vous sent en colère contre votre hiérarchie.

Je le suis. Et je ne supporte plus les discours hypocrites de gens qui, dans les faits, nous abandonnent. Nous n’avons aucune formation à la laïcité. Dans le primaire, 18 heures de formation sont prévues, et 9 heures de français et 9 heures de mathématiques sont obligatoires. Toutes les autres formations doivent être faites sur notre temps personnel et avec nos propres deniers. Nous ne sommes pas soutenus : derrière les discours médiatiques, le « pas de vague » règne en maître. Et nous n’avons aucun moyen de lutter…

Votre école est située dans un quartier « politique de la ville. » N’avez-vous pas de moyens supplémentaires ?

Si : j’ai un enseignant supplémentaire, à mi-temps, pour aider les enfants qui ne parlent pas français. C’est tout. Mais imaginez : dans chaque classe de 25 élèves, j’en ai 5 qui sont demandeurs d’asile (ils sont arrivés dans l’année, d’Afrique subsaharienne, d’Albanie, de Géorgie…) et les deux tiers qui vivent dans des familles non francophones. Je communique avec elles grâce à mon grand ami « Google Traduction » ! Parce que le collège de mon secteur est socialement plus mixte, nous avons été exclus en 2015 des zones REP et REP + et ne bénéficions pas de classes à 12 élèves. Je n’ai pas les moyens d’éduquer, mais on ne peut pas lutter pour la laïcité et les valeurs républicaines, construire un État de citoyens pensants si on ne lutte pas pour l’éducation. Les frères Kouachi, comme l’assassin de Samuel Paty, ont fait toute leur scolarité en France. Sans moyens, l’ignorance va gagner et l’islamisme est clairement, avant tout, le produit de l’ignorance.

Jean-Michel Blanquer vous a promis ce week-end sa protection et un « cadrage national strict et puissant » en prévision de la rentrée le 2 novembre. N’est-ce pas positif ?

Ce sont des mots. Depuis vendredi, le ministre s’est contenté de nous envoyer des messages vidéo. Le cadrage national qu’il annonce, ce seront des fiches pour nous expliquer comment parler à nos élèves. Mais je n’ai pas besoin de fiches, je sais comment leur parler. Ce dont j’ai besoin, c’est d’être soutenue par ma hiérarchie, et d’être protégée si je porte plainte ! Monsieur Blanquer parle à la télévision des « référents laïcité » comme s’il y en avait partout. Mais il n’y en a qu’un par académie ! Je ne l’ai jamais vu. Comme je n’ai jamais reçu la visite d’un médecin scolaire : le poste existe, mais il n’est pas pourvu. Quant à la sécurité…, dans mon école, elle est inexistante. Le plan particulier de mise en sûreté dont le ministre se félicite, lié au plan Vigipirate, est une plaisanterie. Nous sommes censés faire chaque année des exercices attentat-intrusion. Le système d’alerte doit être différent de celui de l’alarme incendie : on m’a donné une corne de brume de supporteurs de foot et je cours partout dans l’école en soufflant dedans. Si l’on me tue, bien sûr, je ne préviens personne. De nombreuses classes n’entendent pas. Les enseignants ne peuvent pas se calfeutrer : ils n’ont pas les clés des portes, quelqu’un à la mairie les a perdues. De toute façon, certaines portes sont vitrées. Je le signale chaque année et on me répond que l’essentiel est d’entrer les données dans l’intranet… C’est absurde, kafkaïen. Il faudrait un signal lumineux dans toutes les classes, avec plusieurs déclencheurs, et des portes qui ferment à clé. Mais les collectivités n’ont pas les moyens de financer cela… Alors, on fait semblant. [...]"

Lire « Directrice d’école, les atteintes à la laïcité sont mon quotidien ».


Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique Atteintes à la laïcité à l’école publique (note du CLR).


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