Revue de presse

Décorer les victimes : "Lacrymocratie" (J. Julliard, Marianne, 15 mars 19)

7 mai 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Il paraît que tout, en France, finit par des chansons. Ce n’est pas vrai. En France, tout finit par des décorations. Même le terrorisme. La chancellerie de la Légion d’honneur vient d’annoncer que la Médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme, créée en 2016 à la suite des attentats de l’année précédente, dont l’effet ne remontait pas en deçà de 2016, prendra désormais en compte les victimes depuis 1974, c’est-à-dire les attentats des années 70-80, ainsi que ceux du GIA algérien.

C’est le mot « reconnaissance » qui m’a fait sursauter. S’il arrive malheur à un ami, accident, maladie, agression, je ne lui témoigne pas ma reconnaissance. Mais ma sympathie, ma compassion, ma solidarité. Je ne vais tout de même pas le féliciter de sa malchance !

C’est pourtant ce que l’on fait. En décorant une victime, on finit par donner un caractère positif à l’attentat lui-même puisqu’il vaut à celle-là une distinction de la République. On en viendrait à blâmer ceux qui, par hasard ou par agilité, lui ont échappé. Le souci de la bienveillance finit par sombrer dans le ridicule et dans l’absurdité.

A ce train-là, pourquoi ne pas décorer les victimes passives des accidents de la route ? Une voiture me renverse sur un passage clouté, j’y perds un membre, voici les autorités qui rappliquent avec leur batterie de médailles. Cela me fait une belle jambe. Pourquoi, tant qu’on y est, ne pas décorer les victimes de maladie grave ? Il n’y a là pas plus de mérite ni de faute qu’à prendre une balle à la terrasse d’un café. Décorer les malades aurait aussi l’avantage de permettre d’établir une hiérarchie que la Médaille aux victimes n’avait jusqu’alors pas prévue : on ferait chevaliers les malades de la tuberculose, officiers ceux d’un cancer, et ainsi de suite. Au fait, pourquoi ne pas décorer aussi les enfants victimes des pédophiles ? Surtout si ces derniers sont ecclésiastiques...

Autre chose. On a reculé à l’année 1974 la date à partir de laquelle on peut se prévaloir d’un attentat pour réclamer une « faveur ». Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Il y eu, en France, à la fin du XIXe siècle, une vague d’attentats anarchistes. Pourquoi ne pas permettre aux ayants droit des victimes de faire valoir le dommage subi ? Après tout, les indigènes de la République se prévalent des persécutions dont ont été victimes leurs ancêtres au XVIIe ou XVIIIe siècle. A la différence des droits d’auteur, il n’y a pas ici, il n’y a jamais d’extinction des droits, pas de retour au domaine public.

En 1893, lors de l’attentat anarchiste d’Auguste Vaillant à la Chambre des députés, le poète Laurent Tailhade s’écria avec superbe : « Qu’importent de vagues humanités, pourvu que le geste soit beau ! » Ils sont comme ça, ils ont toujours été comme ça, les intellectuels. A quelque temps de là, alors qu’il dînait au célèbre restaurant Foyot, Tailhade fut à son tour victime d’un autre attentat anarchiste, dans lequel il perdit un œil. La France en rigola pendant vingt ans.

Aujourd’hui, Laurent Tailhade serait décoré par le ministre de la Culture.

Notre époque a, comme disait Bernanos, « le cœur dur et la tripe sensible ». Autrefois, la bonne éducation voulait que l’on dissimulât ses émotions. Aujourd’hui, les larmes sont à la télévision un produit d’appel sans rival. Si une personnalité, comédien, homme politique ou footballeur écrase une larme, il est assuré de la une du 20 heures : « Les larmes de Duschnock... » Nous sommes en train de passer tout doucement de la démocratie à la lacrymocratie.

Qu’est-ce à dire ? Que, dans nos sociétés d’individus, mieux vaut être victime que héros. J’exagère ? Nullement. Songez que, dans l’ordre hiérarchique des décorations, la Médaille de victimes, telle qu’on vient de la décrire, passe avant la croix de guerre et la médaille de la Résistance ! A y bien réfléchir, c’est là quelque chose de faramineux, de scandaleux, de presque incompréhensible. La mondialisation néocapitaliste a à ce point détruit les coutumes et les structures familiales traditionnelles qu’on attend désormais de l’Etat qu’il supplée aux carences de la vie privée.

Quelle que soit sa charge de travail, le président de la République est tenu, sous peine de manquement grave aux devoirs de sa fonction, de présider aux grandes catastrophes nationales, de réconforter les familles, d’embrasser les nourrissons. Il est le père de la famille Nation. Une des raisons du faible niveau de popularité d’Emmanuel Macron, c’est, à cause de son âge et de son caractère, son déficit en matière de paternité. C’est un frère aîné. Pas un papa. Plus la société nous atomise, plus la demande de paternalisme est forte. La lacrymocratie n’est que la conséquence de l’individualisme, un individualisme à la fois forcé et forcené, un « impérialisme de l’espèce » (Julien Benda), imposé par les nouvelles techniques, de l’informatique à l’intelligence artificielle. Il a pour contrepartie la déréliction des individus, leur besoin d’être pris en charge, comme des petits enfants, par des institutions tutélaires. Livrée à elle-même, l’humanité atteindra à de grandes choses, avec, pour les accompagner, le sentiment croissant de sa propre insignifiance. « Et l’histoire, conclut alors Benda, sourira de penser que Socrate et Jésus-Christ sont morts pour cette espèce. »"

Lire "Lacrymocratie".



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