Note de lecture

Ch. Guilluy : Quand "ceux qui ne sont rien" percent (G. Durand)

par Gérard Durand. 27 novembre 2020

 [1] [Les échos "Culture (Lire, entendre & voir)" sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Christophe Guilluy, Le temps des gens ordinaires, éd. Flammarion, 2020, 208 p., 19 e.

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Dans son dernier ouvrage, No society, paru en 2019, Christophe Guilluy démontrait avec brio les évolutions respectives des classes dominantes et des classes populaires, souvent rebaptisées les classes d’en bas et classes d’en haut. Il montrait la coupure de plus en plus grande entre les deux, comme le déclin des classes d’en haut, dans un chapitre intitulé « Le début de la fin ». J’en ai longuement parlé dans cette rubrique [2].

Ce nouveau livre reprend un an plus tard ce thème en le développant de manière convaincante. Pour les classes supérieures, il n’y a pas d’existence civile ou culturelle sans existence économique. Les qualificatifs ne manquent pas pour exprimer leur mépris envers les ouvriers, employés ou paysans. « Red necks » ou « Déplorables » [3] aux Etats Unis, « Chavs décérébrés » en Angleterre, beaufs en France ou encore « Ceux qui ne sont rien » [4]. Peu à peu le mépris de classe s’étend à d’autres catégories comme « les petits blancs » de la classe moyenne. A la fin du XXe siècle l’affaire était pliée, les classes d’en bas sortaient de l’histoire et Warren Buffet refermait le dossier : « La lutte des classes existe et nous l’avons gagnée. »

Warren Buffet, sans doute trop occupé à compter la croissance exponentielle de sa fortune, a juste confondu guerre et bataille ; beaucoup d’événements vont lui en apporter la démonstration. Référendum perdu de 2005 sur la Constitution européenne, malgré la propagande acharnée de la plupart des politiques et de la grande presse. Succès du Brexit après plusieurs années de tentatives de sauvetage des classes supérieures. Surgissement inattendu des "gilets jaunes" en France avec un très fort soutien populaire. Arrivée de Trump aux Etats Unis. Les plus modestes, loin d’avoir disparu, se manifestent partout avec éclat et même si leur trajectoire n’est pas linéaire, même si tout est fait pour les déconsidérer, même si partout la violence « légitime » se déchaîne contre eux, leur réalité devient incontournable.

Jack London décrivait ainsi la société de son époque : les plus modestes au sous-sol et au rez-de-chaussée, les mieux pourvus au salon et dans les étages. Eh bien, les classes d’en bas se sont invitées au salon. Elles utilisent, notamment, les livres et la culture, comme aux Etats Unis avec le livre de J.D. Vance Hillbilly Elegy qui raconte en filigrane l’histoire de la Rust Belt et le désespoir des petits blancs ; il s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires. En Angleterre, le même phénomène se produit avec Ken Loach [5] et John King.

Dès 1995, des sociologues nous prédisaient la sécession des élites. Elle a bien eu lieu, de façon encore plus large que prévu, en entraînant les classes supérieures, mais, ce qui n’était pas prévu, est qu’elle allait entraîner la naissance d’une force en réaction plus puissante encore, hors des schémas classiques et dont l’objectif n’est même plus de s’installer au salon mais de générer sa propre autonomie.

Dans cet ouvrage, Guilluy est à la fois géographe, sociologue, statisticien et analyste politique. L’ensemble se complète et permet la démonstration harmonieuse et convaincante du changement du cours de l’histoire que nous vivons. C’est le roman de notre vie mais surtout de celle de nos enfants.

Gérard Durand


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Christophe Guilluy dans la rubrique La gauche et les classes populaires dans Gauche (note du CLR).


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