Revue de presse

Boualem Sansal : « L’islam a été vidé de toute spiritualité » (lefigaro.fr/ , 13 nov. 15)

15 novembre 2015

"LE FIGARO MAGAZINE - Comment ressentez-vous le Coran, qui prêche aussi bien la paix que la violence ?

Boualem Sansal - Le Coran est une parole qui exerce une fascination puissante sur le musulman et parfois aussi le non musulman. La scansion en langue arabe crée des états de quasi transe que l’on ressent aussi bien lors du chant des muezzins que des récitations. Alors que dans son harmonie et sa mesure, le français est une langue faite pour murmurer, l’arabe, guttural au moins autant que l’allemand, se prête plutôt bien à l’injonction, l’ordre bref. Du moins l’entend-on ainsi. Quant au côté violent du Coran, je le ressens moins comme une disposition intrinsèque - le texte balance beaucoup, au fil des sourates, entre clémence et fureur - que comme une manière directe de s’adresser à la population : les anathèmes marquent plus les esprits que les invitations à l’amour. Les prêches à la mosquée portent toujours sur des thèmes durs, dénonçant la prostitution, l’apostasie, promettant les pires châtiments à ceux qui contreviennent aux préceptes du Coran, qui trahissent Allah. L’islam est une idée, la parole de Dieu pour les musulmans, que le système religieux a socialisée par le biais de la mosquée, de l’école coranique et d’un code juridique (la charia) très contraignant. Poussée à l’extrême, une telle organisation peut devenir abominable, c’est ainsi que face à l’islam modéré qui ne prétend pas forcer les consciences s’est développé l’islamisme qui impose sans discussion aucune, au motif que Dieu n’a pas à négocier avec ses créatures… Cette forme d’islamisation utilisée par des apparatchiks et des oligarchies tribales et patriarcales correspond à une vision traditionnelle à laquelle s’est ajouté le courant réformiste et revendicatif appelé la Nahda, qui signifie Renaissance. On est là dans un univers de gens qui veulent étendre l’islam à toute la planète, avec des projets politiques très construits, une action forte sur le terrain aux plans culturel, social, économique, caritatif pour capter les populations et enrôler des servants dévoués.

Craignez-vous l’islamisme pour la France ?

C’est en écrivant Le Village de l’Allemand, qui suggère un lien entre islamisme et nazisme, tout à fait démontrable, que j’ai étudié le phénomène de l’islamisation en marche dans certaines banlieues en France. Je me suis rendu chez les habitants, chez des parents et des amis de ces banlieues, j’ai observé l’action prosélyte des « grands frères » et vu ce qui se passait dans leurs mosquées. J’ai relevé une grande similitude dans ce travail souterrain avec ce qui est arrivé dans l’Algérie socialiste de l’après-indépendance, il y a une trentaine d’années, avec l’apparition d’imams venus de l’étranger qui ont peu à peu investi le pays au point que nous en sommes arrivés à cette terrible guerre civile. Ce qui s’est passé en grand en Algérie se passe aujourd’hui en France, en petit évidemment, à la marge, mais le phénomène s’étend plutôt vite. Le départ des non-musulmans de ces quartiers renforce la communautarisation et l’enfermement et, partant, l’influence des islamistes qui, peu à peu, remplacent l’islam traditionnel pacifique et très solidaire par un islam tout bizarre, bricolé n’importe comment, nerveux, agressif, prêché par des imams de circonstance, des ignorants tout juste capables de répéter « Allah Akbar ». La communauté se trouve prise dans un islam de posture, grotesque, qui s’affiche, avec cette tenue-uniforme, port de la barbe et veste sur la gandoura, qui s’affiche dans le dessein de faire peur et d’attirer les petits durs du quartier.

Comment expliquez-vous que les musulmans se taisent face à la montée de l’islamisme ?

Il y a une raison historique. Au lendemain des indépendances, les Etats du Maghreb, ainsi que le gouvernement turc, émetteurs d’émigrés en Europe, ont été confrontés à une question existentielle essentielle : que vont devenir les nôtres installés en Occident, et surtout leurs enfants ? Se fondront-ils dans la communauté occidentale judéo-chrétienne ? Perdront-ils la foi islamique et leur identité ? Que seront-ils quand ils reviendront au pays ? Pour parer à cet état de fait, les institutions étatiques de ces pays ont mis en place un programme d’enseignement de l’arabe et du Coran, le lien étant maintenu par le biais d’organisations ad hoc, telle, dans le cas de l’Algérie, l’Amicale des Algériens en Europe, une organisation tentaculaire du gouvernement FLN, qui avait des bureaux dans toutes les villes de France à forte concentration d’émigrés algériens ; il leur était quasi impossible de lui échapper : les émigrés étaient recensés, immatriculés, encadrés, suivis au plus près. Ceux qui s’en éloignaient étaient soumis à toutes sortes de rétorsions et de vexations et se voyaient même refuser le renouvellement de leurs passeports. La vie en Algérie, avec ses contraintes, a été ainsi reproduite à l’étranger et comme, au fil du temps, les réseaux administratifs et laïcs ont progressivement été infiltrés par les islamistes, les émigrés se sont trouvés tenus à double titre.

À cette absence d’autonomie s’ajoute un facteur culturel essentiel pour comprendre la mentalité des musulmans traditionalistes : si la laïcité est bonne pour les Français car elle correspond à leur histoire, partout ailleurs, elle est peu compréhensible, à commencer notamment par l’Allemagne… Pour les musulmans pratiquants, c’est encore plus aigu, la laïcité est inintelligible et même choquante. Dès que le mot en est prononcé se déclenche chez beaucoup d’entre eux une alerte, ils ressentent le mot comme une agression, une injonction à abandonner leur religion. On a beau leur expliquer qu’il s’agit d’une sauvegarde des libertés, d’une méthode du vivre ensemble, un autre tiroir s’ouvre aussitôt qui dit : « Ruse ! Complot ! Complot néo-colonial ! »

Il faudrait sans doute remplacer le mot « laïcité » par l’expression « vivre-ensemble », lequel ne signifie pas seulement que l’on doit s’obliger à s’adapter au pays d’accueil, mais que lui aussi a à apporter sa part dans le vivre-ensemble, autrement dit qu’il se montre flexible, tolérant. Le mot laïcité est dur pour ceux qui s’affirment dans leur islam, c’est une sorte de déclaration de guerre qui renvoie immédiatement au fantasme de la croisade : on veut nous dissoudre, on ne veut pas de nous… Telle est l’une des raisons du silence que l’on reproche aux musulmans de France par rapport à l’islamisme qui, lui, sait jouer avec habileté de l’épouvantail de l’islamophobie et du racisme anti-arabe.

N’y a-t-il pas à cet égard un vrai problème avec le politiquement correct en France ?

Les intellectuels qui, tels des idiots utiles, marchent dans ce système de la victimisation de l’islam et de l’émigré ne se rendent pas compte du mal qu’ils font, et d’abord aux musulmans qu’ils soient croyants pratiquants ou pas et il est clair que les islamistes qui ont inventé de toutes pièces le grief d’islamophobie les manipulent. Se faire plaisir à la masturbation intellectuelle, se payer de mots, affirmer son humanisme à contresens des réalités et des risques de dérapages totalitaires de l’islamisme est incompréhensible, mais là encore, il faut regarder l’histoire, voilà maintenant quelques décennies que la fonction historique de contrôle de la pensée des partis communiste et socialiste s’est évaporée. Les socialistes d’aujourd’hui ne savent plus ce que signifie le mot société, ils ne travaillent plus que pour eux-mêmes. Cette catégorie qui a fonctionné dans une optique de pouvoir par le biais d’un projet philosophique et social puissant se trouve en déshérence depuis la mise au jour des crimes du stalinisme et la fin de l’empire soviétique, d’où son transfert sur un nouveau troupeau à guider : l’immigré et le musulman au sens large. En bonne logique politique, c’est devenu un enjeu électoral avec, derrière le tropisme humaniste et le visage voulu souffrant de l’immigré, l’ex-colonisé, une voix dans une urne. Mais les musulmans, qui ont leur fierté, ne supportent pas d’être considérés comme des handicapés, des victimes éternelles, des quémandeurs de je ne sais quelle justice, encore moins par ces intellectuels qui se comportent comme des commissaires de la pensée. En fait, par un jeu pervers, ces penseurs du politiquement correct se retrouvent les alliés objectifs des islamistes contre les musulmans eux-mêmes.

Que vous inspire l’utopie du califat ?

Elle est à la fois menaçante et floue… L’islam est une entité en myriade qui, si l’on tient compte de ses innombrables divisions théologiques, ethniques et tribales, pourrait amener à conclure qu’il n’existe pas du tout. Quelque part, il y a un Coran, un livre saint dont le texte en langue arabe, selon les régions du globe, montre des différences significatives. Le Coran qui circule en Arabie saoudite wahhabite et féodale n’est pas celui que l’on trouve au Maghreb sunnite malékite et je n’évoque même pas les disparités que peuvent engendrer ses multiples traductions. D’aucuns imagineront que c’est le caractère protéiforme de l’islam et les rivalités en son sein, sunnisme et chiisme, soufisme, kharidjisme, ainsi que les courants non reconnus par l’orthodoxie qui contribueront au salut et à la liberté des peuples de la planète face à l’utopie du califat. Malheureusement, je crains que ce ne soit le contraire, et cela au nom du principe du « diviser pour régner ». Si l’islam était homogène, un corps de théologiens puissant se serait dégagé et aurait entrepris la réforme de l’islam, mais au vu de la prolifération des courants, confréries et autres écoles, plutôt que par la conviction, l’unification, si elle se fait, ne peut s’accomplir que par la coercition, la force, la violence. C’est cette impossibilité de réaliser l’unité de l’islam qui fait de la violence le cœur même de la charia. Au fond, ces courants n’ont qu’un dénominateur commun, Allah et Mahomet, et c’est en leur nom que se commettent les horreurs qui endeuillent journellement la plupart des pays musulmans, la Syrie, l’Irak, le Nigeria, la Libye, la Somalie, le Soudan…

L’une des particularités du monde musulman, qui subit de tout temps d’innombrables oppressions - celles des pouvoirs féodaux, de la tradition, de la pauvreté - est que l’islam a été vidé de toute spiritualité. Il faut être musulman en apparence, se cantonner à la pratique la plus visible, faire la prière, le ramadan, afficher son islamité. La simple récitation de la chahada, la profession de foi de l’islam, « Il n’y a de Dieu que Allah et Mahomet est son prophète », vous fait entrer dans la communauté des croyants, tout le reste relevant de la Loi et de l’Etat. La spiritualité devient dangereuse, la connaissance de la religion plus pernicieuse encore, car elle conduit à discuter du sexe des anges, ce qui mène à la fitna, le schisme, le crime absolu selon le Coran. L’intellectuel au sens moderne du terme est une catégorie qui n’est pas reconnue dans le monde musulman, l’ordre est simple : il y a le calife, le représentant d’Allah sur terre, et la oumma, la communauté indistincte des croyants à travers le monde. En islam, les croyants se prosternent tous de la même manière. Remarquez combien l’alignement des fidèles lors de la prière dans les mosquées est important, ils sont serrés au coude à coude, parfaitement alignés. Cette image d’hommes soudés dans la prière, le recueillement et la fraternité a un grand pouvoir d’attraction sur les jeunes des banlieues en déshérence, en quête de sens pour leur vie…

Comment voyez-vous l’avenir de l’islam sur le territoire français ?

Il se réglera dans la confrontation entre « l’islam de France » et « l’islam en France ». Des Etats tels que l’Arabie saoudite, dont on connaît les visées, ainsi que les autres pays arabes n’accepteront jamais de voir naître un islam qui ne ferait pas partie intrinsèque de la oumma. Qu’il soit sunnite, chiite ou de toute autre obédience, aucun musulman ne saurait l’accepter. Il ne peut naître un islam en dehors de la juridiction musulmane.

Or la France, initiatrice de la laïcité, pays d’athées identifié comme adversaire majeur au sein de l’Europe par les islamistes, est pour l’heure un terrain de confrontation entre « l’islam de France » qui tente de naître, avec une sorte de faux clergé initié au temps de Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur, et « l’islam en France », poste avancé de l’islam traditionnel qui a vocation de porter la parole d’Allah partout sur terre. L’Arabie saoudite, gardienne du temple d’où doit rayonner la conquête, use de ses pétrodollars, amadouant, achetant, finançant à tout-va dans le monde mosquées, missions culturelles et offrant des bourses aux étudiants. Les chiites, quant à eux, ne demeurent pas en reste, ils entendent bien ne pas se laisser cantonner dans le seul territoire de l’Iran. Cette compétition se joue ici et maintenant, en France, et partout.

Quel islam gagnera ? Et quel crédit accorder à l’islam de France ? L’Etat a bien essayé de créer des institutions, mais sans succès du fait d’un évident défaut de représentativité et de légitimité théologique de leurs membres. Nous n’avons donc pour l’heure qu’un islam en France, atomisé, fonctionnant entre relations individuelles et relations de quartier, mais piloté par des ambitions qui dépassent de loin les considérations françaises - un islam qui s’est compliqué de l’islamisme… Le jour où il y aura un islam de France véritablement représentatif porté par des personnalités légitimes, modérées et respectueuses de la République, et il en existe, tels l’imam de Bordeaux, le mufti de Marseille et d’autres encore, à côté de penseurs puissants tel Abdennour Bidar, Ghaleb Bencheikh, qui peuvent aider à faire émerger cet islam de France dont rêve la majorité des musulmans de ce pays, il n’y aura alors pas besoin de la « spécificité musulmane au sein de la République », qui ne saurait être que contre-productive. Les musulmans seraient intégrés, y compris religieusement, dans la société française, au même titre que les autres communautés religieuses. Mais si c’est l’islam en France qui l’emporte, comme cela semble être la tendance, il sera en conflit avec tout le monde, les musulmans qui ne le reconnaissent pas et les institutions françaises. Telle est, selon moi, la situation aujourd’hui."

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