Revue de presse

B. Sansal : "L’islam s’est mondialisé, il a un coup d’avance" (Le Monde, 31 oct.15)

2 novembre 2015

"Le dernier roman de l’écrivain algérien Boualem Sansal, " 2084 ", décrit un avenir mis en coupe réglée par une religion totalitaire. Plébiscité par la critique, ce livre, que vient de récompenser le Grand Prix du roman de l’Académie française, s’est déjà vendu à 100 000 exemplaires . Entretien avec l’une des grandes voix du Maghreb.

Le nouveau roman de l’écrivain algérien Boualem Sansal, 2084, s’est déjà vendu à 100 000 exemplaires depuis sa parution, fin août. En dépit de ses incontestables qualités, le livre semble avoir divisé les jurés des grands prix littéraires. Après avoir figuré sur toutes les sélections, 2084 a disparu des listes du Renaudot, du Médicis et du Goncourt, avant de remporter, jeudi 29 octobre, le Grand Prix du roman de l’Académie française, ex-aequo avec Les Prépondérants, de Hédi Kaddour. L’ouvrage de Boualem Sansal est-il empreint d’islamophobie ? L’écrivain s’explique sur la nature de ses sentiments vis-à-vis de la religion, et sur sa situation dans son pays.

Dans votre dernier roman, " 2084 ", vous décrivez un totalitarisme religieux derrière lequel on devine l’islam. Pourtant, celui-ci n’est jamais nommé. Est-ce par prudence ?

Quelle religion sera au pouvoir après 2084 ? Pas l’islam que j’ai connu dans mon enfance, et pas celui d’aujourd’hui non plus. Il y a déjà une différence colossale entre l’islam contemporain et celui d’il y a trente ans : d’une petite pratique qui ne dérangeait pas, il est passé à une réalité tonitruante. Jusqu’au début des années 1990, l’Algérie était un pays socialiste, où l’islam occupait à peu près la même place, marginale, que le christianisme en France. Nous vivions dans une religion transparente. Et voilà que d’un seul coup cette chose lointaine s’est imposée partout, avec des discours, des constructions de mosquées. Le paysage lui-même a changé, les pratiques vestimentaires se sont modifiées, les barbes se sont mises à pousser, on se croirait en Afghanistan. De plus, comme les programmes scolaires ont fait une large place à l’enseignement de la religion, les enfants se transforment en petits ayatollahs à la maison, et les gens se plient à cela pour ne pas avoir d’ennuis.

Alors, qu’en sera-t-il dans soixante-dix ans ? Je pense que l’islamisme, ce dévoiement de l’islam, est en train de se constituer en religion, c’est comme un phénomène de scissiparité. On voit cette évolution d’un mois sur l’autre dans l’univers musulman. Certains mots disparaissent. Le terme charité, par exemple, qui était invoqué cinquante fois par jour dans l’islam traditionnel, a cédé du terrain, de même que la pratique qui lui était associée. De plus en plus, c’est un vocabulaire martial qui s’impose.

Si un écrivain français tenait des propos de ce genre, on dirait de lui qu’il est islamophobe. Est-ce votre cas ?

Je dirais plutôt que je suis " islamistophobe ". Même s’il est vrai que je n’ai pas une vision positive de l’islam dans lequel je suis né, que j’ai étudié, et qui me semble pauvre en spiritualité. De façon générale, je pense surtout qu’on n’est pas obligé d’aimer les religions, je n’ai personnellement de sympathie pour aucune d’entre elles. Je peux m’en accommoder dans la mesure où elles n’envahissent pas l’espace public et n’embrigadent pas les enfants. Si j’étais un Français du début du XXe siècle, on dirait que je suis anticlérical. Avant tout, je crois en la raison humaine : il y a en elle plus de beauté et de spiritualité que dans n’importe quelle religion. L’homme est capable de fouiller l’infini, de photographier le fin fond de l’Univers, de continuer à poser des questions sans se décourager. Cela dit, quand j’ai fini 2084, je le trouvais très anodin par rapport à ce que j’ai écrit depuis quinze ans. Il est moins dur que certains de mes ouvrages précédents. Poste restante : Alger, ou Le Village de l’Allemand, par exemple, contiennent une description très critique de l’islamisme. Surtout, je me suis interdit le blasphème durant toute la phase d’écriture de ce livre.

Ne craignez-vous pas que votre -roman soit récupéré en France par ceux qui instrumentalisent la peur de l’islam à des fins idéologiques ou politiques ?

Je ne pense pas à cela quand j’écris. Je sais bien que je suis récupéré, qui peut l’empêcher ? La droite, l’extrême droite, mais aussi la gauche laïque, l’extrême gauche, tous prennent des passages, des phrases… Quoi que je dise, ce sera utilisé. Faut-il que je me taise définitivement ? Que j’attaque en justice ? Non, un livre c’est un objet public.

Comment êtes-vous considéré -en Algérie ?

En 1999, quand Le Serment des barbares, mon premier roman, est sorti, j’étais presque considéré comme un héros national. Imaginez le contexte : Bouteflika venait d’arriver au pouvoir dans une Algérie essorée par dix ans de violences. Il a fait la danse du ventre en disant que la guerre était enfin finie, que nous allions enfin connaître le bonheur. Un vent d’optimisme extraordinaire s’est mis à souffler. A ce moment-là, les Algériens étaient fiers qu’un de leurs compatriotes soit publié chez Gallimard, qu’il se retrouve sur la liste du Goncourt et d’autres grands prix. Mais ils me lisaient très peu, notamment parce que mes livres sont relativement chers : comme je n’ai pas d’éditeur algérien, les ouvrages sont acheminés depuis la France et coûtent en moyenne quatre fois plus que les éditions locales.

Les choses ont changé avec mon deuxième roman, L’Enfant fou de l’arbre creux, paru en 2000. Entre-temps, la lumière avait commencé à baisser en Algérie. Les gens se rendaient compte que la violence et la misère n’avaient pas disparu. Certains ont commencé à me lire, et là, ils se sont dit : qui est ce sale type ? Il critique le régime et les islamistes, très bien, mais il nous critique nous aussi, le peuple. Car, oui, j’affirmais que nous sommes les premiers responsables de ce qui nous arrive. Nous avons laissé la dictature s’installer, nous sommes allés écouter les prêches à la mosquée. A leurs yeux, c’était impardonnable : en Algérie, le peuple est intouchable. Et je ne parle même pas des islamistes, pour qui je suis devenu un apostat, ou du régime, qui m’a traité comme un ennemi.

Finalement, en 2003, j’ai été limogé en cinq minutes et sans indemnités du poste que j’occupais dans la haute fonction publique. J’avais une sale réputation, les gens en haut lieu commençaient à en avoir marre de mes déclarations dans les journaux contre Bouteflika. Je suis resté longtemps sans salaire. Je ne pouvais travailler ni dans le public ni dans le privé. Tout le monde m’évitait. Les autorités se sont attaquées à mon frère, un artisan qu’ils ont presque poussé au suicide en lui infligeant redressement fiscal sur redressement fiscal, au point de le ruiner. Ils s’en sont aussi pris à ma femme, qui est prof, en instrumentalisant l’association de parents d’élèves. Ils l’ont accusée d’être l’épouse d’un traître, pro-israélien, pro-français, antimusulman. Mes livres ont été interdits pendant plusieurs années. Puis, au bout d’un moment, les autorités m’ont traité par le mépris, en m’ignorant. Aujourd’hui, on trouve à nouveau mes livres dans certaines librairies, en petites quantités. Mais je reste ostracisé, je ne participe à aucun débat, à aucune séance de signatures.

Avez-vous pensé à émigrer ?

On n’est pas obligé d’aimer son pays pour y rester. On est là, on vit, on y a sa famille, ses amis. Mais c’est aussi une question de circonstances : dans les années 1970, quand j’étais étudiant en sciences, il était très facile de partir. On venait en France avec une carte d’identité. C’est l’époque où est apparu un mot qui allait ruiner le pays : l’algérianisation. Le régime militaire de Boumediene était moderniste : il voulait installer des usines, des complexes industriels. Pour cela, il fallait envoyer des jeunes gens à l’étranger afin de les former aux métiers d’ouvriers, de cadres. Or, beaucoup ne sont pas revenus, ce qui a eu des conséquences dramatiques. Moi, je me suis posé la question, mais les choses ont tourné autrement : on a mis à ma disposition un laboratoire sur les turboréacteurs, qui sont devenus ma spécialité. J’ai fait des expériences, publié des articles dans de grandes revues. Nous vivions dans des conditions dignes du tiers-monde, l’eau était rationnée, nous n’avions pas de légumes, mais j’étais jeune et passionné par mon travail. Les jours ont passé, j’ai reporté à plus tard alors que tous mes copains partaient, mes frères aussi.

Quand la guerre civile a commencé, au début des années 1990, j’ai changé de cap, je suis entré dans l’administration. Le ministre du commerce m’a appelé comme conseiller parce que je connaissais bien les problèmes de la dette, question centrale dans ces années qui ont vu le passage de l’Algérie à une économie de marché, en 1994.

Et maintenant ?

Je suis passé par des périodes de grande souffrance, où je me suis vraiment interrogé. Partir semblait urgent, par exemple quand les islamistes étaient aux portes d’Alger - 1995-1996 - , qu’ils avaient conquis une grande partie du territoire national. Moi, j’étais en pleine zone islamiste puisque j’habite à Boumerdès, à 50 km à l’est d’Alger, sur la route de la Kabylie. Pendant la décennie 1990, nous avons eu des bombardements toutes les nuits dans les maquis environnants, des attentats continuellement. Parfois, des accrochages entre l’armée et les islamistes se produisaient quasiment sous nos fenêtres. A la longue, ça fatigue.

Mais quelle souffrance pour obtenir un visa… Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir des visas de circulation valables cinq ans, mais à l’époque on ne m’aurait donné qu’un visa de trois mois. Qu’est-ce qu’on peut faire en trois mois ? Et puis, quand on voit toutes les difficultés qu’il y a à s’installer en France et comme on est mal reçu, ça décourage. Lorsque je vais dans certaines villes françaises, je fais en sorte d’entrer en France par Paris pour ne pas arriver directement d’Alger en avion. Dans les aéroports de ces villes, si vous présentez un passeport algérien, vous êtes mal reçu, vous avez droit à des regards, des discours, parfois des grossièretés. Un mépris que vous n’imaginez pas. Je ne veux pas être l’immigré de plus.

Enfin, partir, ce serait aussi céder à ceux qui m’ont persécuté. C’est une question d’amour-propre.

Avez-vous peur ?

Oui, j’ai peur depuis des années. Comme beaucoup de gens. Avant, du temps de Boumediene, on redoutait quelque chose qu’on n’avait jamais vu : la SM, la sécurité militaire, autrement dit les services secrets algériens. Dans 2084, c’est les " V ", on ne sait même pas s’ils existent, ils sont partout et nulle part, tout le monde les craint. Puis, à la mort de Boumediene, le patron de la SM que personne ne connaissait est sorti de l’ombre. Et là, on a vu apparaître un petit bonhomme tout falot, tout petit, l’air d’avoir peur de son ombre ! On s’est dit : " C’est pas possible ! C’est ça qui nous a terrorisés pendant vingt ans ? " Il s’appelait Kasdi Merbah, au moins il avait un nom. Mais le jour où il a été assassiné, en août 1993, on a appris que ce n’était même pas son vrai nom. Il s’appelait en vérité Abdallah Khalef. Vingt années durant, on avait été terrorisés par un petit apparatchik qui n’avait ni nom ni visage. Sur le plan intellectuel, c’est une situation étrange, quand on y pense. Et très humiliante.

Chaque Algérien se sentait espionné. Pourtant, il n’y avait pas forcément autant d’espions que de gens. Mais les peuples sont naïfs, ils se laissent berner, on dirait qu’ils aiment la peur. Moi comme les autres. Ils acceptent ce que leur inculque la propagande officielle. Aujourd’hui encore, on nous fait croire que nous sommes menacés en permanence par l’ennemi extérieur, le néocolonialisme, l’impérialisme, les juifs, le Maroc… On vit dans ces fantasmes. Les rumeurs marchent toutes seules et il n’y a pas de journalistes d’investigation, on ne sait jamais la vérité.

Comment vous êtes-vous organisé pour ne pas vous laisser paralyser par cette peur ?

J’ai raisonné, j’ai lu, j’ai essayé d’obtenir des informations ici ou là, par des copains qui connaissent quelqu’un dans l’armée ou dans la haute fonction publique, il n’y a pas d’autre moyen. Quand je suis allé au Salon du livre de Jérusalem, en 2012, j’ai reçu des tombereaux de menaces. Je me suis finalement dit : ce sont des dingues, des malades, il ne faut pas y prêter attention. On minimise pour se rassurer.

C’est ce que l’on appelle le courage ?

Je ne sais pas si ce mot convient. Je ne l’aime pas tellement. Tout le monde est brave, le seul fait de vivre est courageux. Quand j’écris, je ne pense pas à ça. C’est au moment de relire, avant l’envoi à l’éditeur, que je me rends compte qu’il y a des passages qui peuvent m’attirer des ennuis… Mais, encore une fois, je n’utilise pas le mot courageux. Je relativise. Je dis ce que je veux, eux aussi. Je fais les choses pour moi. Qu’elles soient interdites par Dieu ou par le diable, tant qu’elles ne tombent pas sous le coup d’une loi écrite par les hommes, je les fais.

Vous ne faites pas confiance à l’être humain ?

A l’individu, si, quand il arrive à s’autonomiser, à se libérer des prescriptions générales. Sinon, la capacité des hommes à céder du terrain est incroyable. Ils se laissent mettre la corde au cou à toute vitesse. Voyez ce que les nazis ont fait des Allemands en très peu de temps. L’humanité me désespère : dès que les humains sont plus de trois, ils deviennent des moutons.

Vous considérez-vous comme un lanceur d’alerte ?

En un sens, oui. J’ai une vision tragique de l’avenir. J’ai vu mon pays se laisser surprendre par une évolution tout à fait inattendue et cela a détruit un Etat, un corps social à toute vitesse. On croit que les sociétés sont solides, mais pas du tout : au moindre choc, tout part en éclats. Je l’ai vu. En face de l’islamisme, les valeurs de la raison s’effondrent comme un château de cartes. Les gens se disent : le progrès, ça nous a menés à quoi ? A polluer la Terre ? A remplacer les relations humaines par le droit ? Ils sont malheureux dans ce système. Les Lumières se sont éteintes. L’Occident doit faire une nouvelle révolution. Mais qui ferait des lois supranationales ? Alors que l’islam, lui, s’est mondialisé. Il a un coup d’avance.

Les prix littéraires, c’est important pour vous ?

Il est vrai qu’un grand prix donnerait de l’importance à ma voix, à l’échelle française et européenne. C’est une manière de participer à un débat dont je suis exclu chez moi. Là-bas, ils s’en fichent. Pour les autorités algériennes, je n’existe pas, que j’aie le Goncourt, le Nobel ou n’importe quoi. Quand j’ai reçu le Prix de la paix des libraires allemands, en 2011, un prix très important en Allemagne, je n’ai même pas été félicité par le maire de ma petite ville de Boumerdès."

Lire "L’islam s’est mondialisé, il a un coup d’avance".



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