Revue de presse

"Au Bardo, et à Mossoul, les assassins de mémoire" (L. Olivier, Libération, 31 mars 15)

Par Laurent Olivier, archéologue. 31 mars 2015

"Ils attaquent le musée Bardo où sont les délicates mosaïques et les verreries antiques, fragiles comme des bulles de savon. D’autres font basculer de leur socle les statues, qui se brisent au sol et qu’ils achèvent à coups de masse, en les frappant à la tête. On les voit qui s’en prennent à la figure monumentale du taureau ailé de Ninive, qui avait traversé presque trois millénaires pour nous transmettre sa majesté bienveillante. Ils les détruisent parce que ce sont des « idoles », disent-ils. Ce sont eux qui, en janvier, ont fait brûler 2 000 livres rares et manuscrits anciens, parce que ces textes, soutenaient-ils, « appelaient à la désobéissance de Dieu ». Ce sont d’autres comme eux qui, en 2012, ont détruit les mausolées des saints islamiques de Tombouctou parce que ces monuments étaient, prétendaient-ils, « haram » ; c’est-à-dire interdits par la religion.

Quelqu’un a filmé cela, comme d’autres filment soigneusement les décapitations d’otages : pour nous montrer ce qu’ils n’hésitent pas à faire. Ce qu’ils continueront à faire partout où ils trouveront les œuvres des temps anciens qui n’obéissent pas à la loi de Dieu. Ils filment pour que nous sachions qu’ils ne reculeront devant rien, qu’ils n’auront pitié de rien ni personne. Comme l’avait écrit Walter Benjamin dans une formule terriblement prophétique, le temps est arrivé où « même les morts ne sont pas en sécurité ». En détruisant les œuvres du passé, c’est bien l’âme des morts qu’ils cherchent à effacer ; car l’âme des hommes est amalgamée à ce qu’ils créent, jusqu’aux plus humbles choses faites de leurs mains. C’est pourquoi cette tentative d’anéantissement n’est pas moins grave que celle qui est dirigée contre des êtres humains : c’est bien à l’esprit des hommes qu’ils s’attaquent. Ceux qui font cela ne brisent pas des images impies ; ils commettent un crime contre l’humanité en vérité.

Mais ils ne peuvent rien contre le passé, qui les ignore et qui continuera à les ignorer, quoi qu’ils fassent. On peut occulter la mémoire de l’humanité - et ils ne sont pas les premiers à s’y employer - mais il est impossible de la faire disparaître. L’empreinte de ce qu’étaient les hommes demeure enfouie dans la terre, avec les os de leurs morts et les fondations de leurs maisons. Dans la terre, est contenue cette évidence troublante, insupportable à ceux qui voudraient qu’il n’existe qu’une seule vérité : le monde n’a pas toujours été comme on croit qu’il est. Les restes enfouis dans le sol depuis le début de l’humanité - la nôtre, notre espèce biologique, Homo sapiens, l’homme moderne - montrent qu’avant de recevoir la parole d’un Dieu unique, les hommes ont vénéré d’autres dieux, ont cru en d’autres vérités, ont obéi à d’autres commandements. Pendant la plus grande partie de leur histoire, les hommes ont vécu sans Dieu. Non pas qu’ils refusaient son existence ou qu’ils le rejetaient pour lui préférer des divinités diaboliques, comme il serait plus confortable de le penser. Non, simplement, d’autres dieux occupaient sa place et aidaient, comme lui, les hommes à vivre.

On peut le regretter, on peut s’en scandaliser, on peut vouloir l’oublier, mais on ne peut pas le nier. En brisant les statues, ces hommes perdus voudraient réduire en miettes cette certitude qui les taraude : leurs propres pères ignoraient la loi de Dieu, leurs propres mères adoraient les idoles, il y a de cela seulement soixante générations, tout au plus. Ils devraient au contraire respecter ces pierres avec reconnaissance, parce qu’elles attestent que leurs ancêtres honoraient des dieux qui partageaient, alors, certaines des qualités qu’ils attribuent à Dieu. Ils devraient les chérir, comme des choses sacrées, en hommes pieux qu’ils prétendent être. Au lieu de cela ils les brisent, comme si Dieu était une de ces divinités païennes de la vengeance et de la rancune, dont ils veulent effacer les images. En massacrant ces images de pierre, ils leur reconnaissent une puissance, qui menace celle de Dieu ; ils montrent qu’ils croient aux statues et aux idoles, qu’ils craignent leur pouvoir. Ils ont tiré de son sommeil millénaire le grand taureau de Ninive, qui nous montre maintenant sa terrible gueule cassée de mort vivant.

C’est leur propre mémoire qu’ils renient, leur propre passé qu’ils profanent. Ce passé n’est pas seulement le leur, mais le nôtre aussi ; c’est celui de l’humanité. En s’en prenant à lui, c’est nous qu’ils blessent et c’est bien pour cela qu’ils veulent que nous en soyons témoins. La faute qu’ils portent n’est pas réparable, elle est trop grande pour que quiconque puisse les défendre, en conscience. Vivants, ils se placent du côté de la mort et du malheur, et s’offrent à leur malédiction. Et personne ne les sauvera, pas même Dieu, au nom duquel ils commettent ce crime dans l’espoir de lui plaire."

Lire "Au Bardo, et à Mossoul, les assassins de mémoire".


"Premiers signataires :Colette Alexis-Varini auteure et metteuse en scène,Anne Angelopoulos psychanalyste, Nurith Aviv cinéaste, Evelyne Arthaud critique d’art, Thamy Ayouch psychanalyste et universitaire, Martine Bacherich psychanalyste, Graciela Barrault documentariste, Isi Beller psychanalyste, Nacera Benseddik archéologue, Gilles Bibeau anthropologue et universitaire, Geneviève Brisac écrivain, Claudie Cachard psychiatre psychanalyste, Ellen Corin psychanalyste et universitaire, Raphaël Cuir critique et historien de l’art, Geneviève Delaisi de Parseval psychanalyste, Luc Dethier psychanalyste, Jean Florence psychanalyste, Jean Frecourt psychanalyste, Christophe Génin universitaire, Simon Hecquet artiste chorégraphique, Claudia Hunault artiste et psychanalyste, Jean Khalfa enseignant et chercheur universitaire, Colette Kerber libraire, Laurie Laufer psychanalyste et universitaire, Cédric Lavigne archéo-géographe, Jean-Pierre Legendre archéologue, Ghyslain Levy psychanalyste, Alain Lhomme enseignant et chercheur universitaire, Maguy Marin chorégraphe, Marie-France et Patricia Martin plasticiennes et performeuses, Thierry Thieu Niang danseur et chorégraphe, Laurence Ollivier archéologue, Orlan artiste plasticienne, Christiane Poncelet psychanalyste, Sabine Prokhoris psychanalyste et philosophe, Lucia Schiappoli psychanalyste, Diane Watteau universitaire, artiste, critique d’art."


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