Revue de presse

A. Finkielkraut : « Une bataille s’est engagée entre le parti du sursaut et le parti de l’Autre » (Le Figaro, 14 jan. 15)

Alain Finkielkraut est philosophe, écrivain et essayiste, membre de l’Académie française. Auteur de « L’Identité malheureuse » (Stock, 2013). 16 janvier 2015

"Le philosophe réagit aux massacres de la semaine dernière et à la mobilisation pacifique des Français. Il s’inquiète de la novlangue qui dissimule les vraies menaces et dénonce la culture de l’excuse dont profitent ceux qui ont déclaré la guerre à la France.

"Vivons-nous le réveil d’une nation ?

Les Français de toutes obédiences ont été touchés au cœur par l’assassinat des journalistes et des caricaturistes de Charlie Hebdo. Cabu, Wolinski, Bernard Maris, Charb et les autres n’étaient pas seulement des symboles de la liberté d’expression, c’était des figures familières. On a grandi avec leurs blagues et leurs dessins, on a suivi leur dernier combat. Ces libertaires, qui fustigeaient toute forme de nationalisme, étaient partie intégrante de l’identité française. Héritiers de Voltaire, ils peuplaient le monde commun et contribuaient à faire de nous, un « nous ». Charlie Hebdo, ce n’était pas seulement un journal satirique. C’était, nous l’avons compris le 7 janvier, un album de famille.

Nous portons le deuil de gens qui, même si nous ne les connaissions pas personnellement, nous étaient proches. Le peuple s’est donc spontanément uni, à l’exception toutefois des jeunes des quartiers dits populaires. Ceux-là ont brillé par leur absence. Car s’ils trouvent pour la plupart que les justiciers d’Allah ont eu la main un peu lourde, ils ne se sentaient certainement pas « Charlie », ce blasphémateur.

Êtes-vous « Charlie » ?

« Je suis Charlie, je suis policier, je suis juif, je suis la République », disait une affichette brandie dans le cortège historique du 11 janvier. Je dis la même chose.

Etait-ce une erreur de ne pas associer Marine Le Pen au défilé parisien ?

Marine Le Pen n’est plus maurrassienne ni pétainiste. Elle est poutinienne et c’est une raison suffisante pour la combattre. Mais à l’exclure d’une manifestation d’union nationale, on ne l’affaiblit pas, on la renforce et on cherche à transformer un défilé contre l’islamisme en mobilisation contre « l’islamophobie ». Cette affaire témoigne de la division du monde politique, médiatique et intellectuel entre deux partis. Il y a d’un côté « le parti du sursaut », très bien représenté par Philippe Val (l’ancien directeur de Charlie) quand il parle de choc culturel et qu’il demande d’en finir avec la logique de l’excuse. J’ai été tenté d’appeler le parti adverse « parti des noyeurs de poissons » mais, pour ne froisser personne et pour que ses membres très actifs, très loquaces, très vindicatifs s’y reconnaissent, je le nommerai parti de « l’Autre ». Au lendemain du premier carnage, l’un des chefs de file de ce parti, Edwy Plenel, citait Zola : « À force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel. » Et le directeur de Mediapart ajoutait : « Ce monstre a tué douze personnes le 7 janvier. » Autrement dit, l’islamophobie fabrique l’islamisme. C’est Marine Le Pen, mais aussi, mais surtout, Zemmour, Houellebecq et moi qui faisons tout, comme dit cette fois l’écrivain Laurent Chalumeau, pour « pousser de jeunes Arabes à la faute ». Nous sommes les incendiaires. Il fallait donc éviter de partager l’émotion avec nous et plus généralement avec tous les « islamophobes » de France.

Qu’est-ce que le politiquement correct ? C’est un antiracisme qui a perdu la tête. On a oublié que Charlie était ces dernières années l’une des cibles principales de cet antiracisme. On a oublié que l’humoriste Guy Bedos disait en 2012 des gens de Charlie : « Qu’ils crèvent ! C’était nul l’histoire de Mahomet. » On a oublié que, sur la bande-annonce du film consensuel La Marche, le rappeur Nekfeu réclamait « un autodafé à ces chiens de Charlie ». Quand un titulaire de l’altérité bascule dans le crime, le parti de « l’Autre » remonte automatiquement au crime originel, celui qu’ont commis et ne cessent de commettre la France raciste, l’Occident prédateur, la mondialisation humiliante.

Le même type de raisonnement vaut pour l’antisémitisme. Comme l’écrivaient, il y a dix ans déjà, Edgar Morin, Danièle Sallenave et Sami Naïr, les Israéliens persécutent les Palestiniens et les institutions juives s’alignent sur les positions du gouvernement d’Israël. Résultat : l’antisémitisme se répand dans le monde arabo-musulman. Qui est coupable de la haine de la France ? Les propagateurs français de « la peste identitaire ». Qui est coupable de la haine des Juifs ? Les Juifs. Une bataille intellectuelle et politique s’est engagée entre le « parti du sursaut » et le parti de « l’Autre » : son issue reste très incertaine.

La grande majorité du personnel politique invoque le plus souvent un ennemi sans nom…

Nous devons tous avoir le souci de ne pas traiter en ennemi, en envahisseur, en djihadiste potentiel le premier musulman venu. Ce serait faire injure à tous ceux qui sont sincèrement révulsés par les atrocités de Daech et d’al-Qaida, et ce serait installer en nous l’esprit du pogrom. Mais il est absurde d’affirmer, comme Alain Juppé, que les assassins sont « sans foi, ni loi, j’ai bien dit sans foi » ou de proclamer, comme le président de la République, qu’ils n’ont « aucun rapport avec la religion musulmane », ni bien sûr avec l’immigration musulmane. Selon la novlangue en vigueur, rien n’a rapport avec rien, car tout ce qui n’est pas soluble dans l’économique et le social relève de la démence. Mais voilà, lors de la publication des caricatures danoises, la rue arabe a, de Damas au Caire, promis un 11 Septembre à l’Europe. Et la promesse a été tenue. L’islamisme n’est pas l’islam mais cette maladie de l’islam qu’est la recherche effrénée d’un bouc émissaire au marasme dans lequel la relégation des femmes et l’échec de la sécularisation ont plongé le monde arabo-musulman. À qui la faute ? dit l’islamiste et il désigne l’offenseur occidental avec le soutien sans faille des progressistes qui, tel Edwy Plenel mais aussi Jean Birnbaum dans Le Monde et Laurent Joffrin tous les jours dans Libération, poussent l’obligeance jusqu’à dresser des listes nominatives.

Les Juifs de France sont une des cibles privilégiée des islamistes radicaux…

Dans un prêche diffusé par la chaîne qatarienne al-Jazeera, le prédicateur le plus célèbre de l’islam, Youssouf al-Qaradawi, félicitait Hitler d’avoir puni les Juifs de leur arrogance. Le gouvernement israélien a certes tort de vouloir perpétuer le statu quo, cette politique est catastrophique. Mais ce n’est pas parce qu’Israël fait la guerre aux Palestiniens que l’antisémitisme se répand dans notre monde, c’est parce qu’Israël et tous les Juifs sont diabolisés en terre d’islam qu’il devient de plus en plus difficile de faire la paix.

Les invocations sur le « vivre ensemble » sont-elles suffisantes pour réduire les fractures françaises ?

On ne réduira pas les fractures françaises, on les aggravera au contraire si on persiste à trouver des justifications à la haine dont la France est l’objet. Ma famille est payée pour le savoir : la vie ne fait pas de cadeau aux immigrés, à leurs enfants. Mais je le dis très solennellement : maudire une République qui vous reçoit, qui vous instruit, qui vous assiste et qui vous soigne, ce n’est pas de la légitime défense, c’est le comble de l’ingratitude. Pour commencer de résoudre la crise du « vivre ensemble », il faut cesser de fournir l’excuse de la discrimination et de l’exclusion aux salafistes qui veulent subvertir moralement et juridiquement les valeurs de la société française, comme l’écrit lucidement Gilles Kepel. Il faut avoir le courage d’être soi.

Certains craignent une poussée « d’islamophobie » en France ?

Je crains et je condamne de toutes mes forces les attaques qui pourraient toucher les mosquées ou les musulmans « visibles ». Mais, au nom de la lutte contre « l’islamophobie », l’autocensure s’installe doucement, même en France. Beaucoup de ceux qui sont « Charlie », aujourd’hui, reprochaient hier à Robert Redeker, un professeur de philosophie condamné à vivre caché dans son propre pays, d’avoir « chatouillé dangereusement la fatwa ». Et à l’époque où le fanatisme revient en force, aucun enseignant ne se risquerait à faire étudier un extrait du Mahomet de Voltaire. Aucun théâtre privé ou subventionné ne serait assez fou pour inscrire cette pièce à son programme. Je ne sais si la soumission est en marche, mais la peur est là et, malgré les crayons brandis, malgré les professions de foi martiales, il y aura de moins en moins de « Charlie » sur notre sol.

Houellebecq considère que la philosophie des Lumières est épuisée et que le retour du religieux est inéluctable...

Houellebecq dit que le retour de la religion est inéluctable et que toute société a besoin de sens, mais son narrateur se convertit par opportunisme et pour des raisons fort peu spirituelles : augmentation de salaire, tranquillité sociale, douce perspective de la polygamie. Je ne sais pas si ce scénario est plausible, mais il est médiocre et c’est ce qui le rend très inquiétant. Le roman de Houellebecq va plus loin que son discours. Il faut donc le lire, sans préjugé, même houellebecquien."

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