Revue de presse

A. Bidar : "La gauche face au défi de la laïcité" (Marianne, 22 déc. 12)

Abdennour Bidar, philosophe. 2 janvier 2013

"L’un des enjeux majeurs de la présidence de François Hollande sera de réconcilier les Français entre eux. Notre société est soumise depuis trop d’années à des forces centrifuges qui cherchent à la diviser contre elle-même. Trop de discours politiques et médiatiques se sont fait une spécialité d’alimenter le fantasme du « péril islamique », en présentant cet islam comme une religion et une culture qui menaceraient notre identité de dissolution.

L’islam et les musulmans sont enfermés par ces discours dans l’image fantasmatique d’une altérité radicale, qui crée du racisme antimusulman, mais qui enfonce aussi un peu plus un grand nombre de musulmans dans une incapacité totale à l’autocritique : continuellement installés dans la posture du suspect de barbarie, ils réagissent de façon de plus en plus défensive et agressive, en persistant à nier que leurs traditions et coutumes exigeraient un renouvellement radical... Voilà le cercle vicieux où nombre d’entre nous, non-musulmans et musulmans, se laissent enfermer : la diabolisation de l’islam contraint le musulman à se caricaturer lui-même et à donner toujours plus le bâton pour se faire battre, etc.
A cause de cet engrenage, la gauche va être tentée de fuir les questions de l’identité française, de l’islam et de l’intégration, comme un terrain trop miné par les droites, trop contaminé pour s’en saisir... Or, le véritable défi sera d’arriver à montrer qu’on peut prendre en charge ces questions autrement qu’en les utilisant comme des instruments de stigmatisation, des objets de division et des prétextes de radicalisation (islamophobes et intégristes). La difficulté étant que ces thèmes ont été tellement pervertis à des fins scélérates que tout ce que dira le nouveau pouvoir à ce sujet risque d’être automatiquement suspecté de relever de la même hostilité vis-à-vis de l’islam - et de l’immigration en général.

On l’a vu déjà avec un certain nombre de procès d’intention faits à Manuel Valls et relayés par des journalistes inconséquents, y compris à gauche ! Dès le début de l’été 2012, le journal Libération avait pris pour titre d’un article la déclaration du responsable d’une association islamique selon lequel « Valls a le même discours que Sarkozy ». Alors que Valls avait seulement affirmé des positions républicaines sur la nécessité de fixer des limites à l’expression publique d’un islam traditionaliste ou intégriste.

Face à ce type d’amalgame, le hollandisme va se trouver confronté à un choix qu’il devra avoir le cran de ne pas éluder : soit abandonner les thèmes de l’identité, de l’intégration, de l’islam - et aussi de la laïcité - au prétexte qu’ils seraient devenus trop connotés négativement pour être perçus autrement que des armes de stigmatisation massive ; soit les réinvestir d’une valeur et d’un sens nouveaux, et réussir ainsi à montrer à l’opinion qu’il est possible d’en faire des terrains de réflexion féconds de la société française sur elle-même - ce que Vincent Peillon a commencé de faire avec la morale laïque.

Le risque existe cependant de prendre trop souvent la première option et de déserter peureusement ces terrains minés, de céder à une bonne vieille pétoche de gauche qui consiste à déserter tout terrain difficile (comme le droit de vote des étrangers)... Or, ces questions sont cruciales pour la nouvelle conscience de soi de notre société - entre fidélité à ses racines et maîtrise de son mouvement. Derrière chaque débat sur l’islam, l’intégration, l’immigration, la laïcité, se joue l’actualisation même de l’identité française. Des voix s’élèvent déjà qui voudraient profiter de la « mauvaise réputation » de tous ces thèmes pour réclamer au nouveau pouvoir qu’il ne parle plus de tout cela, comme si la désertion était une vertu ! Cette peur déguisée en morale vient aussi de certains intellectuels, sur fond d’une même conviction victimaire : à chaque fois qu’on parlerait d’islam, d’identité ou de laïcité, ce serait avec cette intention (avouée ou inavouable) et ce résultat (inévitable) d’une nouvelle discrimination des musulmans, et des immigrés en général... Comme s’il était devenu impossible en France de mobiliser ces notions sans être réactionnaire !

La gauche doit prouver le contraire, pour deux raisons au moins. D’une part, si elle abandonnait ces questions, cela reviendrait à avaliser définitivement l’idée que celles-là sont nécessairement synonymes de stigmatisation de l’islam. Ce serait l’aveu d’une terrible défaite idéologique puisque cela entérinerait leur perversion par la droite dure et l’extrême droite. D’autre part, cela laisserait le champ libre à n’importe quelle revendication communautaire - au prétexte qu’il faudrait maintenant laisser s’exprimer sans limites une « diversité » trop longtemps montrée du doigt et ostracisée.

Si ce renoncement devait tenir lieu de politique gouvernementale, nous passerions d’un extrême à l’autre, c’est-à-dire de la fermeture sur ces questions lorsqu’elles étaient instrumentalisées à l’ouverture tout aussi extrême qui consisterait maintenant à les ignorer - à faire comme si elles ne se posaient plus, et ne nous posaient pas de redoutables problèmes. On passerait ainsi de la crispation sur notre identité à l’abandon de toute réflexion sur cette identité, du refus de voir la différence qui s’est installée au cœur de l’identité française à une apologie indifférenciée de toutes les différences, sans aucun souci de trouver entre nous tous une quelconque identité partagée, ni de chercher une meilleure intégration de tous à des valeurs communes et à un projet de société partagé.

Une réflexion renouvelée ou régénérée sur l’identité, l’intégration, l’islam et la laïcité doit permettre de redéfinir ce qui nous rassemble tous, quelles que soient nos différences. Le défi de « l’apaisement » voulu par François Hollande sera de réussir à déshystériser chacune de ces thématiques, à leur communiquer une signification positive démontrant leur valeur pour l’édification d’un meilleur vivre-ensemble, et les réappropriant ainsi au bien commun. "

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